Alors que les questions sur les causes de la catastrophe ferroviaire de Brétigny-sur-Orge, qui a fait six morts et plus d'une dizaine de blessés graves, se posent, nous vous proposons de voir ou revoir le documentaire, Cheminots, de Sébastien Jousse et Luc Joulé (2010), une enquête sur la perte de sens du travail à la SNCF à l'heure de la libéralisation du rail.
C’est sur l’invitation du comité d’entreprise des cheminots de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur que Luc Joulé et Sébastien Jousse ont opéré un parcours cinématographique au cœur des métiers du train. Ils sont les premiers cinéastes, parmi toutes sortes d’artistes conviés comme eux, à collecter la mémoire ouvrière dans le cadre de la politique culturelle du CE. Leur période de résidence artistique s’est déroulée entre 2006 et 2009. Deux dates significatives coïncident avec celles de leur présence. En 2007, la SNCF ouvre le fret à la concurrence. Il en va de même pour les voyageurs, en 2010. C’est donc toute une culture et les menaces de son délitement qu’ont su capter les deux documentaristes dans un film sobre et précis aux résonances profondes.
Du malaise à la souffrance
On apprend, en préalable, que le terme « cheminot » désigne un ensemble de métiers autant qu’un attachement de chacun à son travail, un lien avec la société, que le train, partout, met en mouvement. En témoignent presque conjointement des extraits de l’Arrivée d’un train en gare de La Ciotat, film des frères Lumière. Repère historique et signature de la pratique des deux réalisateurs, les images en sont rejointes, sur l’autre moitié de l’écran, par l’actuelle activité des mêmes quais. Depuis la création des chemins de fer, des hommes et des femmes se chargent de « faire le train », dans la complexité d’un ensemble dont les voyageurs que nous sommes n’ont pas idée.
Luc Joulé et Sébastien Jousse ont exploré ce grand corps, de triages en ateliers, de guichets en cabines de conduite. La première évidence est que rien ne saurait fonctionner sans la totalité des différents métiers, la permanence de leurs échanges, tant il faut, pour que tout roule, réunir de paramètres, tant il faut prévoir l’imprévisible et agir sans attendre. Donnée incontournable qui donne sens aux tâches en apparence les plus ingrates. Ici, c’est un TGV en détresse sur une voie. Là, un conducteur malade. Ailleurs, un pare-brise éclaté, une portière paralysée. Dans la gare se présentent tous les aléas d’une ville et de ses habitants de passage. Partout les cheminots sont filmés au travail, leurs commentaires parfois décalés des images comme pour mieux traduire la multiplicité des voix émanant d’un organe d’une autre ampleur. Une culture commune s’est tissée qu’enrichissent la solidarité, très concrètement à l’œuvre, des désirs de liens sociaux qui, chez nombre de cheminots interrogés, ont fondé leurs choix de carrière, le souci commun du public et de sa sécurité. Sur plusieurs générations, parfois, la fierté se perpétue de « penser chemin de fer », ce qui, loin de clôturer un univers, exalte au contraire le goût de la vie intelligente. Il faut entendre ce chef d’escale et ses trente-trois années de nuits, dimanches et jours fériés en 3 x 8, ces ouvriers qui requinquent au dépôt des rames, que l’on voit sortir des ateliers comme des coursiers depuis leurs stalles. Rames dont ils visitent de moins en moins les désordres. Car cette cohérence du geste et de la réflexion que le travail accole est aujourd’hui en délitement. Le dessein de la privatisation en ruine tous les schémas. Quant aux guichets, on doit fourguer des produits, des « trains fantômes » de compagnies privées déboulent sur les voies sans annonce, le travail se divise jusqu’à l’absurdité, l’exigence de productivité en interdit la qualité. Du malaise à la souffrance, les cheminots s’interrogent. Nous aussi. Ken Loach et son film The Navigators, qui montre le très mauvais exemple des privatisations britanniques et de leurs onéreuses renationalisations, Raymond Aubrac évoquant les nécessités de résistance pour la protection des services publics rencontrent dans leurs dialogues avec les cheminots des interlocuteurs attentifs. Luc Joulé et Sébastien Jousse se sont, avec talent et rigueur, mis eux aussi au service des transports en commun.
- Deuxième partie :