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25 mars 2014 2 25 /03 /mars /2014 14:50
En Allemagne, les patrons votent à droite mais remercient la gauche

Propulsée au rang de modèle européen, l’industrie allemande ne correspond plus à l’image stéréotypée de son patronat réputé ingénieux et familial, social et conquérant. Les dirigeants d’entreprise germaniques représentent une force économique et financière qui pèse sur les arbitrages européens autant que sur la politique nationale. A l’approche des élections fédérales, prévues ce 22 septembre, à quoi pensent les patrons allemands ?

par Olivier Cyran, septembre 2013

Avec son physique hollywoodien et son léger accent bavarois, M. Klaus Probst incarne la synthèse parfaite du citoyen du monde et de l’industriel ancré dans son château fort. Le « modèle allemand » si souvent invoqué a beau craquer aux coutures, aucun doute n’effleure cet ancien ingénieur devenu grand patron. « Notre système constitue bel et bien un modèle, assure-t-il d’une voix posée. Quand nous voyons la France et la manière dont les syndicats y réagissent aux suppressions d’emplois, nous mesurons l’avantage dont nous disposons ici, en Allemagne, où tout le monde réussit à s’entendre sur des solutions raisonnables. Le partenariat social qui règne dans notre pays me paraît d’une grande stabilité ; je ne vois pas de menace à l’horizon. »

Indestructible, l’optimisme de M. Probst est à la mesure de la multinationale qu’il préside : Leoni AG, le plus gros fournisseur européen de systèmes de câblage pour l’industrie automobile, a réalisé l’année dernière un chiffre d’affaires de 3,8 milliards d’euros et un bénéfice avant impôts de 236 millions, en nette progression par rapport aux années précédentes. C’est aussi l’un des membres les plus prestigieux de l’Association de l’industrie métallurgique et électronique de Bavière (VBM), qui représente six cents entreprises et plus de sept cent mille emplois. « La VBM est une structure assez puissante, admet M. Probst. Elle défend les intérêts de notre branche auprès des politiques, en particulier auprès de Horst Seehofer, le président de la Bavière, mais aussi auprès de [la chancelière] Angela Merkel. Nous intervenons notamment sur les questions de politique énergétique, car l’électricité coûte de plus en plus cher, ce qui met en danger certaines de nos entreprises. »

Le but est de contourner les dispositions du « tournant énergétique », censé promouvoir les énergies alternatives, mais édulcoré par une série d’amendements consentis sous la pression des lobbyistes. Depuis une modification législative de juin 2011, plus de deux mille grandes entreprises ont été exonérées de l’écotaxe, un impôt prélevé sur les gros consommateurs d’énergie fossile. Le coût de ces accommodements pour le Trésor public est estimé à 4 milliards d’euros en 2013 (1).

En Allemagne, le lobbying prend aussi la forme d’espèces sonnantes et trébuchantes. De 2002 à 2011, la VBM a ainsi distribué 4,16 millions d’euros à différents partis, dont 3,7 millions à l’Union chrétienne-sociale (CSU) de M. Seehofer (2). Seuls BMW et la Deutsche Bank se sont montrés plus généreux.

Enfermés dans une bulle

Face à ces chiffres, l’épidémie nationale de bas salaires et de précarité paraît soudain hors de propos. Que l’Allemagne fasse partie des trois pays européens — après la Bulgarie et la Roumanie — où l’écart de revenus entre les 20 % les plus aisés et les 20 % les plus pauvres s’est le plus creusé entre 2000 et 2010 (3) n’altère pas l’humeur affable de M. Probst. « Même si plusieurs études confirment ce que vous dites, autour de moi je ne vois rien de tel, assure le président-directeur général (PDG). Grâce aux aides sociales, chacun ici dispose d’une source de revenus qui lui permet de vivre décemment. J’ai moi-même deux enfants qui font des études ; je n’ai aucune crainte que la société dans laquelle ils vivent se fissure ou sombre dans le chaos. » M. Probst regarde sa montre. Dans quelques instants, il doit donner une conférence dans les luxueux salons du Club de la presse de Nuremberg sur le thème « Les innovations ne tombent pas du ciel ».

En matière d’innovations, le groupe Leoni a beaucoup donné au cours de sa longue histoire, où se reflète l’épopée du capitalisme rhénan. Fondé au XIXe siècle, au mitan de la révolution industrielle, coté en Bourse depuis 1923, le fabricant de câbles se renforce durant la période nationale-socialiste en bénéficiant du travail obligatoire des déportés. Il s’épanouit ensuite à la faveur du « miracle allemand » de l’après-guerre et du boom de l’industrie automobile. L’euphorie de l’époque, conjuguée à l’interdiction des « grèves politiques » et à un anticommunisme d’autant plus robuste qu’il s’adosse au mur de Berlin, favorise l’émergence d’un consensus social inédit en Europe. La jeune République fédérale peut ainsi déléguer aux organisations patronales le soin de négocier elles-mêmes les conventions collectives, branche par branche.

L’Etat renonce à toute intervention : c’est aux employeurs de fixer, en accord avec les syndicats, les conditions de travail et de rémunération. En contrepartie de ce droit souverain, ils s’engagent à associer étroitement les représentants du personnel à l’administration de leurs entreprises. C’est ainsi que naît le système de la cogestion paritaire, qui attribue aux syndicats la moitié des sièges dans les instances dirigeantes, que ce soit au conseil d’établissement (Betriebsrat) pour les entreprises petites ou moyennes ou au conseil de surveillance(Aufsichtsrat) pour celles comptant plus de cinq cents employés. Paritaire, le système ne l’est en réalité que dans la métallurgie : dans toutes les autres branches, la direction dispose d’une majorité d’une voix pour trancher en cas de conflit.

Jalousée par les patronats latins, la cogestion à l’allemande est pourtant en voie de dislocation. « Sur le papier, tout reste parfait, mais en réalité le partenariat social n’existe plus que dans les industries traditionnelles », déplore M. Jürgen Bothner, secrétaire général du syndicat Ver.di pour le Land de Hesse. La montée en puissance d’une industrie des services largement indifférente à ses charmes a fait fondre le « modèle allemand » comme neige au soleil. En 2012, seuls 58 % des salariés d’outre-Rhin bénéficiaient d’une convention collective : 60 % dans l’ouest du pays et 48 % dans l’est, contre respectivement 75 % et 63 % quinze ans plus tôt. Et dans les secteurs où elle s’applique encore, la délicate balance entre partenaires sociaux penche de plus en plus lourdement d’un seul côté. « Entre les centrales syndicales et les représentants du personnel qui siègent dans les directoires des entreprises, les liens sont de plus en plus distendus, quand ils ne sont pas rompus, soupire M. Bothner. Il n’est pas rare que les élus censés défendre les intérêts des salariés pactisent avec l’employeur. »

M. Probst, lui, salue le « sens des responsabilités » de ses partenaires sociaux. De fait, ces derniers savent se montrer accommodants : en 2000, puis entre 2008 et 2010, les représentants des salariés de la branche métallurgie et électronique, à laquelle est affilié le groupe Leoni, ont accepté sans broncher l’exigence patronale d’un blocage des salaires. Moyennant quoi le fabricant de câbles a « surmonté la crise et se porte aujourd’hui fort bien, dans l’intérêt de tous ses employés », se félicite son PDG. Lequel s’est montré moins rigoureux avec lui-même, ses propres revenus ayant progressé de 8,8 % entre 2008 et 2009. Il est aujourd’hui classé cinquante-cinquième au palmarès des managers les mieux payés d’Allemagne, avec un salaire annuel de 1,87 million d’euros, auquel s’ajoutent ses revenus financiers (4).

Un autre facteur a contribué à vider le partenariat social de sa substance : les vagues de délocalisations qui ont balayé l’Allemagne depuis deux décennies. Dans ce domaine aussi, Leoni AG a fait partie des précurseurs. Sur les soixante mille employés du groupe, quatre mille seulement travaillent encore sur le sol allemand. « Quand le mur de Berlin est tombé, en 1989, se souvient M. Probst, nous avons décidé sur-le-champ de délocaliser une partie de notre production en Hongrie, en Pologne, en Slovaquie et en République tchèque. »

Après une deuxième vague à la fin des années 1990, vers l’Ukraine et la Roumanie, une troisième a suivi dans les années 2000, en direction cette fois de la Tunisie, du Maroc et de l’Egypte. Les révolutions arabes ont-elles affecté cette stratégie de compétitivité « Pas du tout,rétorque le patron. Le calcul est vite fait : en Allemagne, le coût du travail dans le secteur de l’électronique est de 25 euros de l’heure, cotisations sociales comprises, alors qu’il est de 6 euros en Pologne et de 2 euros en Tunisie. » Inutile de préciser que les douze mille ouvriers du site tunisien de Sousse, majoritairement des femmes payées 300 euros par mois, ne sont pas concernés par les avantages du « modèle allemand ». Pour M. Probst, leur embauche relève plutôt d’une « forme moderne d’aide au développement ».

« L’Allemagne va très bien. Nous n’avons jamais été aussi proches du plein-emploi », professe-t-il encore. Dans un pays où quatre millions de travailleurs — soit 12 % de la population active — touchent un salaire horaire brut inférieur à 7 euros (5), et où une agence pour l’emploi juge utile de publier une brochure conseillant aux chômeurs de boire de l’eau du robinet plutôt que de l’eau en bouteille (6), des propos aussi débonnaires peuvent surprendre. Ce serait oublier que les grands patrons allemands vivent dans une bulle de plus en plus étanche.

Professeur de sociologie à l’université de Heidelberg, Markus Pohlmann dirige depuis six ans une ambitieuse étude sur les élites économiques aux quatre coins du globe. En Allemagne, son équipe a mené quatre-vingt-deux entretiens avec des top managers (hauts dirigeants) de deux générations : ceux qui étaient en poste dans les années 1980 et 1990, et ceux qui tiennent les commandes aujourd’hui. Avec pour objectif, dit-il, d’« évaluer jusqu’à quel point les principes du néolibéralisme ont imprégné l’esprit des décideurs et leur gestion des affaires ».

Selon Pohlmann, les patrons allemands « se consacrent corps et âme à leur entreprise, beaucoup plus aujourd’hui qu’il y a vingt ans. Leur temps de travail oscille en moyenne entre quatorze et seize heures par jour durant la semaine, puis encore entre dix et douze heures le week-end. L’entreprise est l’unique filtre à travers lequel ils perçoivent le monde social. » Le sociologue note un autre changement majeur :« Pour l’ancienne génération, il existait une sorte de pacte social en vertu duquel la recherche du consensus tempérait la froide obligation d’accumuler les profits. Cette conception a disparu. Ce qui prévaut désormais, c’est le principe du capital humain, selon lequel chaque individu est responsable de son sort. Ceux qui réussissent moins bien — les “personnes à performance limitée”, comme on les appelle dans ce milieu —, on les écarte sans aucun scrupule. »

« La main-d’œuvre a un coût, comme le porc »

Cette évolution se traduit dans les discours autant que dans les pratiques. Depuis quelques années, les professions de foi des grands patrons contrastent, par leur rudesse décomplexée, avec le ton plus patelin des barons de la vieille école. « En Allemagne, nous avons tendance à nous imaginer qu’il incombe au chef d’entreprise de verser au travailleur un salaire suffisant pour faire vivre toute sa famille. Mais c’est impossible sur le plan économique », lançait par exemple en 2005 Walter Norbert, alors économiste en chef de la Deutsche Bank (7). A la même époque, M. Michael Rogowski, alors président de la puissante Fédération de l’industrie allemande (BDI), recourait à une métaphore animalière pour expliquer le fonctionnement du marché du travail : « La main-d’œuvre a un coût, exactement comme le porc. Dans le cycle commercial, les prix sont élevés quand le porc est rare. Quand il y a beaucoup de porc, les prix baissent (8). » Depuis, l’amateur de cochonnailles est devenu consultant du groupe d’investissement américain Carlyle, puis animateur d’une émission sur la chaîne privée allemande N-TV.

Mais c’est sur le plan des « valeurs éthiques », selon l’expression de Pohlmann, que les dirigeants actuels se démarquent le plus franchement des générations précédentes. La retenue protestante traditionnellement associée au capitalisme rhénan semble avoir volé en éclats, comme torpillée par l’appât du gain. « Avec un revenu moyen de 2,9 millions d’euros, les principaux dirigeants des entreprises cotées au Dax [l’indice de la Bourse de Francfort] ont touché en 2010 des revenus quatre fois et demie plus élevés qu’en 1995 : une hausse fulgurante en seulement quinze ans. En 2011, leurs revenus ont encore substantiellement grimpé, avec une moyenne de 3,14 millions d’euros par membre de directoire », observe le sociologue Michael Hartmann dans son dernier ouvrage (9).

Autre marqueur de ce délitement : la multiplication, au cours des dernières années, des affaires de fraude fiscale. Non que la tricherie soit d’invention récente chez les gros contribuables : dans les années 1970, il était déjà « de bon ton d’abriter son argent à l’étranger », comme l’admet M. Albert Eickhoff, un industriel de la haute couture poursuivi en 2012 pour fraude fiscale avec plusieurs centaines d’autres millionnaires allemands (10). Ce qui a changé, constate Pohlmann, c’est l’ostentation avec laquelle les chefs d’entreprise affichent leur tolérance pour ces pratiques. « En 2009, dit-il, après la condamnation du patron de la Deutsche Post, Klaus Zumwinkel, presque tous nos interlocuteurs s’accordaient à souligner que les 2 à 3 millions d’euros dissimulés par leur infortuné collègue n’étaient que de la petite bière, et qu’il n’y avait pas de quoi faire un scandale. »

Membre du conseil de surveillance de DZ Bank, troisième établissement bancaire d’Allemagne avec un capital en fonds propres de 11 milliards d’euros, M. Sigmar Kleinert détonne dans le milieu ouaté des cols blancs par ses coups de colère contre ce qu’il appelle la« berlusconisation » du pays. Depuis que M. Gerhard Schröder monnaie son carnet d’adresses auprès du groupe énergétique russe Gazprom, « les digues ont lâché, il n’y a plus de limites aux conflits d’intérêts », dénonce-t-il. Et de citer en exemple le parcours de M. Wolfgang Clement, ministre de l’économie et du travail dans le gouvernement Schröder, devenu par la suite conseiller du géant de l’intérim Adecco et de la banque Citigroup. Ou encore les « ménages » de M. Peer Steinbrück, le chef de file du Parti social-démocrate (SPD) aux prochaines élections législatives : entre novembre 2009 et octobre 2012, le candidat à la chancellerie a tenu soixante-quatorze conférences pour des établissements tels que la Deutsche Bank, Citigroup, BNP Paribas et JP Morgan. Il aurait empoché à chaque fois entre 15 000 et 25 000 euros.

Savoir tirer profit du malheur des autres

Le pantouflage des secrétaires d’Etat (les directeurs de cabinet ministériel) illustre la porosité croissante entre le monde politique et les milieux d’affaires. Hartmann a calculé qu’entre 1949 et 1999, sur les vingt secrétaires d’Etat qui se sont relayés au ministère des finances, seuls cinq ont rejoint le privé après avoir quitté leur poste, soit un sur quatre ; une proportion restée stable durant un demi-siècle. Depuis 2000, en revanche, sept des huit personnes ayant occupé successivement ce même poste ont ensuite fait carrière dans les hautes sphères de l’économie ou de la finance.

Les passerelles entre public et privé se franchissent d’ailleurs allègrement dans les deux sens. Haut fonctionnaire au ministère des finances et membre du SPD, M. Axel Nawrath est recruté en 2003 par la Bourse de Francfort pour assurer la direction des relations publiques ; deux ans plus tard, il réintègre le service public au poste de secrétaire d’Etat du ministre des finances, M. Hans Eichel. Aujourd’hui, il siège au directoire de KfW, l’une des quinze plus grandes banques d’outre-Rhin.

On devine que les liens noués entre les pouvoirs publics et les puissances d’argent ne sont pas sans avantages pour ces dernières. Le cas de Heribert Zitzelsberger corrobore ce pressentiment. Ancien responsable financier du géant de l’industrie chimique Bayer, où il s’occupait notamment des stratégies d’optimisation fiscale, il est débauché en 1999 par le gouvernement rouge-vert de M. Schröder pour devenir le secrétaire d’Etat au ministère des finances. « Nous avons envoyé notre meilleur fiscaliste à Bonn. J’espère qu’il a été suffisamment “infiltré” par Bayer pour qu’il engage les réformes nécessaires », annonce le PDG du groupe, M. Manfred Schneider, sous les vivats de l’assemblée des actionnaires (11).

Il ne sera pas déçu. Zitzelsberger pilotera une réforme fiscale consistant à abaisser l’impôt sur les sociétés de 34 % à 25 % et à défiscaliser les profits réalisés par les entreprises cotées en Bourse sur leurs reventes d’actions. A l’annonce de ces mesures de « soutien à la compétitivité »,d’un coût de 23 milliards d’euros par an pour les caisses de l’Etat, l’indice Dax bondit de 4,5 %. Grâce à son ancien fiscaliste, le groupe Bayer empoche en 2001 une ristourne fiscale de 250 millions d’euros, qu’il reverse intégralement à ses actionnaires. Décédé deux ans plus tard, Zitzelsberger recevra les hommages du patronat allemand, peiné de voir disparaître l’homme qui lui a fait « le plus gros cadeau de tous les temps (12) ».

M. Berthold von Freyberg reste lui aussi confondu de gratitude envers M. Schröder. Issu d’une vieille et puissante famille aristocratique — son frère, Ernst, préside la Banque du Vatican —, ce quinquagénaire aux allures de champion de tennis a fondé avec deux associés un fonds d’investissement de capital-risque, Target Partners, qui mise les millions de ses clients sur des start-up de haute technologie. Dans ses somptueux bureaux de Munich, il se désole de l’injustice qui frappe sa profession : « Sur 100 millions que tu investis, tu touches pendant cinq ans une commission annuelle de 2,2 %, soit 2,2 millions. Or, depuis un an, les fonds d’investissement allemands doivent payer une taxe de 19 % sur ces commissions. L’Allemagne est le seul pays d’Europe à avoir mis en place cette mesure. Cela cause un tort immense à tout le secteur en décourageant les investisseurs. Du coup, nous prenons ces taxes à notre charge, ce qui se traduit par une perte de 19 % sur nos gains. C’est catastrophique. On doit se serrer la ceinture. »

A entendre M. von Freyberg, ce n’est pas l’ancien chancelier social-démocrate qui aurait commis pareille indélicatesse : « M. Schröder a créé les conditions de la prospérité que nous connaissons aujourd’hui. Nous lui devons infiniment plus qu’à Mme Merkel, dont je ne critique pas la défense de l’euro, mais qui n’a pas réalisé le quart de ce qu’a accompli son prédécesseur en matière de réformes structurelles du marché du travail. »

Malgré cela, selon une étude réalisée par le groupe de conseil en management Kienbaum, une écrasante majorité des chefs d’entreprise allemands accordent leur confiance avant tout à l’Union chrétienne-démocrate (CDU) de Mme Merkel (78 %). Des patrons qui apprécient la gauche mais votent à droite : la spécificité allemande a décidément du plomb dans l’aile.

Le même sondage indique par ailleurs que la monnaie unique conserve la pleine confiance des milieux d’affaires, deux chefs d’entreprise sur trois la jugeant bénéfique pour leur pays. L’ancien dirigeant de la Fédération de l’industrie allemande (BDI) Hans-Olaf Henkel, engagé aux côtés de l’Alternative pour l’Allemagne (AfD) dans une tapageuse campagne contre la devise européenne, s’essouffle en vain à convaincre les siens : seuls 1 % des patrons souhaiteraient le retour au Deutsche Mark. « Pour les entreprises allemandes, l’euro est un formidable succès. Malgré les incertitudes, elles ont confiance dans la monnaie unique et dans la politique de sauvetage du gouvernement Merkel »,déclare un responsable de Kienbaum (13).

Avec sa franchise déconcertante, M. Probst, le patron de Leoni, confirme : « La dépréciation de l’euro par rapport au dollar, consécutive aux mauvais résultats économiques de nos voisins européens, a évidemment donné un coup de fouet à nos exportations et conforté notre compétitivité sur les marchés mondiaux. Si l’Allemagne revenait au Deutsche Mark, cela provoquerait un renchérissement de notre monnaie qui serait désastreux pour l’industrie allemande. Il faut le reconnaître en toute honnêteté : la pression financière exercée sur l’Europe maintient l’euro à un niveau artificiellement bas qui nous avantage énormément. »

Savoir tirer profit du malheur des autres : serait-ce donc cela, le nouveau modèle allemand ? Pour en avoir le cœur net, on se tourne vers un « petit » industriel du Mittelstand — terme qu’affectionnent les Allemands pour désigner les petites et moyennes entreprises, mais aussi les valeurs de probité, de travail et de persévérance qui leur restent associées. M. Lothar Reininger dirige avec son frère la société Reininger AG, spécialisée dans la fourniture de matériels médicaux : fauteuils roulants importés de Chine, lits spéciaux fabriqués en Pologne, produits d’hygiène venus de Thaïlande, etc. Il emploie cent quatre-vingt-dix salariés. M. Reininger tique pourtant lorsqu’on le qualifie d’entrepreneur. Ancien ouvrier des chantiers Triumph-Adler, dont il fut évincé en 1994 à l’issue d’une grève « dure » contre la restructuration du groupe par un fonds d’investissement américain, il siège depuis 2006 au conseil municipal de Francfort dans les rangs de Die Linke, le parti de gauche. S’il incarne très imparfaitement les mythes duMittelstand, il en connaît toutes les contradictions.

« Dans notre branche, explique-t-il, il y a beaucoup de travailleurs précaires, dits “indépendants”, qui gagnent 5 à 6 euros l’heure pour de petits boulots de livraison, de nettoyage, de désinfection, etc., que nos concurrents leur sous-traitent. Chez nous, ce sont nos propres salariés qui assurent ces tâches pour un minimum de 10 euros l’heure. Même dans un contexte de concurrence effrénée, et quoi qu’en disent les organisations patronales, il est encore possible d’assurer un revenu et un statut décents à ses employés. Mais pour combien de temps ? Seule l’instauration d’un salaire minimum de 9 ou 10 euros au niveau fédéral pourrait mettre un frein au dumping social. En s’y refusant, le gouvernement Merkel menace la survie des quelques employeurs qui souhaitent travailler correctement. » En 2012, la Reininger AG est parvenue à dégager une marge de 414 000 euros, redistribuée aux salariés actionnaires — « l’équivalent de deux semaines de salaire par personne, pas de quoi partir aux Bahamas ». Pas sûr qu’elle puisse rééditer cette performance en 2013.

Olivier Cyran

Journaliste.
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