Culture - le 19 Novembre 2012
la Chrinique théâtrale de Jean-Pierre Léonardini
Des hommes d’exil et de travail dur racontent leur vie à un homme de théâtre qui met en forme leur parole et la restitue avec l’accent de la vérité. C’est l’enjeu de Tout un homme, texte et mise en scène de Jean-Paul Wenzel (1). Il y eut trois mois de rencontres assidues avec d’anciens mineurs de fond maghrébins, venus d’Algérie et du Maroc, pour la plupart d’origine berbère. De cette étude, sous la houlette de l’université de Metz, naquit un livre, paru en janvier 2011 aux éditions Autrement. Il y eut ensuite l’adaptation pour la scène, effectuée par Arlette Namiand et Wenzel. Il en résulte ce spectacle frémissant d’émotion dans lequel, à partir d’une poignée de figures emblématiques, se synthétisent quelques décennies d’histoire de la mine et de rapports à la fois conflictuels et fraternels avec ce qui fut la terre d’élection forcée d’Ahmed, parti de sa Kabylie natale, puis de Saïd et Omar, transplantés d’Assoul, leur village du Sud marocain, jusqu’en Lorraine. Par le truchement de ces trois personnages exemplaires bien entourés, c’est tout un monde, à présent disparu – les houillères ont définitivement fermé – qui prend corps sous nos yeux.
Quelle que soit la cruauté initiale de chaque situation (un pied au bled et l’autre alternativement sur le lieu de l’exploitation), le ton de la représentation ne laisse pas d’être stimulant, on dirait presque allègre, car ces existences de courage et de luttes, individuelles et collectives, sont marquées au sceau d’une énergie débordante, dont aucune étape contradictoire n’est passée sous silence. Tour de force de l’écriture, qui va souplement du particulier au général (du mariage à la guerre d’Algérie, du marché aux esclaves de l’embauche jusqu’aux jeunes générations tellement différentes), en clair de l’histoire de l’un à celle de tous et vice versa, en un mouvement incessant assumé sur le plateau par cinq interprètes aptes à changer de peau en un clin d’œil (Hammou Graïa, David Geselson, Hovnatan Avédikian, Fadila Belkebla et Mounya Boudiaf), auxquels prêtent élégamment main-forte les musiciens Hassan Abd Alrahman et Jean-Pierre Rudolph. Tout un homme, qui relève du plus généreux goût du partage, mérite une fréquentation à la juste hauteur de sa franche amicalité, car ce n’est pas tous les jours qu’on nous gratifie de la sorte.
De fait, pour être efficace, le politique en scène ne peut jamais se priver d’une poétique. Un autre exemple de cette évidence nous est fourni par le Théâtre de la Girandole, où se donnent, traduits et mis en scène par Luciano Travaglino, deux textes de l’auteur italien Ascanio Celestini, né en 1972 à Rome (2). Tenant du théâtre-récit, lui aussi collecte la parole des classes populaires, qu’il médiatise volontiers seul en scène. Dans Lutte de classes, Félicie Fabre tient la partition de la signorina Patrizia, condamnée à jongler avec plusieurs petits boulots. Sur un mode enjoué qui masque à peine la rage sous-jacente, elle égrène son existence de tendre galérienne d’aujourd’hui au sein d’un monde intraitable. Dans Récit d’un fracassé de guerre, Luciano Travaglino, avec une parfaite naïveté feinte digne de Ruzante ou du brave soldat Chvéïk, cisèle un épatant conte à tiroirs d’une logique imparable. Le théâtre n’a-t-il pas tout à gagner en d’aussi fructueuses incursions dans le réel ?
(1) Jusqu’au 9 décembre dans la salle transformable de Nanterre-Amandiers. Est complémentaire l’exposition « Vies d’exil – 1954-1962. Des Algériens en France pendant la guerre d’Algérie »), jusqu’au 19 mai 2013 à la Cité nationale de l’histoire de l’immigration.
(2) Théâtre de la Girandole à Montreuil, jusqu’au 15 décembre. Pour les horaires, tél. : 01 48 57 53 17.