Un homme passe devant une affiche représentant le territoire de la Crimée aux couleurs de la Russie, à Sébastopol (Ukraine), le 11 mars 2014
MONDE - le 12 Mars 2014
Editorial Par Jean-Paul Piérot
Par Jean-Paul Piérot."Il y a un réel danger qu’au nationalisme ukrainien réponde une montée du nationalisme russe dans les régions orientales et méridionales. On a ouvert une boîte de Pandore. Près d’un quart de siècle après le démantèlement de l’Union soviétique, le risque est grand d’assister à d’autres démembrements à l’intérieur d’ex-républiques, hier fédérées."
Qui seront les gagnants et qui sont déjà les perdants de la crise ukrainienne et de la surenchère dans laquelle les États-Unis et l’Union européenne d’un côté et la Russie de l’autre se sont engouffrés ? On mesure aujourd’hui le résultat de la confondante légèreté dont firent preuve les diplomaties occidentales en laissant croire à une partie de l’opinion publique et des forces politiques de l’Ukraine qu’il leur était possible de s’affranchir des dures contingences de la négociation pour imposer un changement géopolitique majeur. Il ne suffit pas d’un discours enflammé ou incendiaire d’un BHL dans le centre de Kiev pour abolir la réalité de l’Ukraine : la diversité linguistique et culturelle, les difficultés économiques, des frontières héritées de la division administrative de l’époque soviétique, un territoire traversé par les gazoducs russes, sa dépendance énergétique avec la Russie… Compter sur une absence de réaction de Poutine relevait d’un coupable aveuglement.
L’Ukraine apparaît dès maintenant comme amputée de la Crimée, dont un référendum organisé à la hâte sous le contrôle de Moscou devrait confirmer dimanche prochain le rattachement à la fédération de Russie. L’appartenance de cette avancée dans la mer Noire à l’Ukraine, résultat d’une décision prise en 1954 par la direction soviétique, revêtait alors une importance secondaire. La Russie et l’Ukraine faisaient partie du même espace politique et stratégique, l’URSS, dont une grande partie de la flotte mouillait dans le port de Sébastopol.
Sur le terreau de la désespérance sociale, le nationalisme prospère.L’extrémisme de droite s’active. Une réalité politique désolante que Laurent Fabius contre toute évidence a niée hier matin sur France Inter, assurant que le parti Svoboda, qui siège au gouvernement de Kiev, ne serait pas d’extrême droite. Lors de son congrès de 2004, Jean-Marie Le Pen était invité d’honneur et son président, toujours en fonction aujourd’hui, éructait contre « une mafia judéo-moscovite » (sic).
Il y a un réel danger qu’au nationalisme ukrainien réponde une montée du nationalisme russe dans les régions orientales et méridionales. On a ouvert une boîte de Pandore. Près d’un quart de siècle après le démantèlement de l’Union soviétique, le risque est grand d’assister à d’autres démembrements à l’intérieur d’ex-républiques, hier fédérées. Ce genre d’aventures charrie le plus souvent la violence et efface les solidarités de classe, entre salariés, contre les oligarques, au profit d’alliances funestes autour de la langue, voire de la religion. L’est de l’Ukraine échappera-t-elle à cette logique suicidaire ? La Crimée elle-même va-t-elle être le théâtre de confrontations entre Russes, Ukrainiens ou Tatars ? L’Europe a connu un précédent avec la désintégration de la Yougoslavie. On notera au passage que les capitales qui aujourd’hui s’insurgent de la sécession de la Crimée avaient sous le drapeau de l’Otan bombardé la Serbie pendant trois mois jusqu’à ce que Belgrade abandonne la province du Kosovo… C’était il y a tout juste quinze ans.
Les dirigeants de l’UE et l’administration des États-Unis sont à la peine pour dissimuler leur échec en évoquant des « sanctions » contre Moscou. Mais il faudra bien sortir de cette guerre des mots et revenir à l’impérieuse nécessité du dialogue avec la Russie pour faire baisser les tensions dans le monde. Il est temps que la diplomatie européenne entre dans le XXIe siècle.