Pierre Mauroy, qui fut le premier ministre du gouvernement de la gauche alors rassemblée (PS, PCF, Radicaux de gauche) de mai 1981 à juin 1984, livrait, dans les colonnes du
hors-série de l'Humanité "1981, l'histoire d'une espérance" en avril 2011, ses souvenirs sur un des moments clés de sa vie politique et celle du pays.
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Il y a trente ans, le 10 mai 1981, la gauche pour la première sous la Ve République et après vingt-trois ans de règne de la droite, arrive au pouvoir. Qu'est-ce que cela a représenté
pour les Français ?
Pierre Mauroy. Une immense espérance venait de naître. Au Parti socialiste, nous travaillions à ce changement depuis de longues années. Ainsi, dès 1963, notre parti d'alors,
la SFIO (Section français de l'Internationale ouvrière), avait décidé de changer de cap. En 1965, François Mitterrand était devenu le candidat unique de toute la gauche, y compris des
communistes. C est à cette époque que François Mitterrand, me nommant directeur de sa campagne et me donnant la responsabilité du Nord-Pas-de-Calais, commence mon implantation dans le PS.
Cette campagne électorale de la gauche autour d'un candidat unique fut une belle bataille. Jamais nous n'avions connu un tel rassemblement. Et, fait considérable, nous avions mis le général
de Gaulle en ballottage. À partir de là s'est levé progressivement un grand espoir, entretenu par les partis de gauche dont le PS, le PCF, les radicaux de gauche et d'autres. Nous nous sommes
efforcés, chacun, d'affirmer davantage nos propres identités et puis ensuite de renforcer progressivement la cohésion du rassemblement jusqu'à préparer la victoire du 10 mai 1981.
Qu'est-ce qui, dans la situation des Français, explique que ceux-ci ont rejeté le président de la République sortant, Valéry Giscard d'Estaing ?
Pierre Mauroy. Giscard d'Estaing menait la politique traditionnelle de la droite française. Certes, il y avait chez lui une volonté de se renouveler qui se caractérisait par
de la politique gadget qui, finalement, ne trompait personne. Face à sa politique qui provoquait tant de déception, les forces de gauche présentaient, chacune avec ses spécificités, une
alternative autrement plus alléchante. D'autant qu'elles s'inscrivaient dans une démarche de rassemblement sur la base du programme commun de gouvernement.
Programme qui fut conclu en 1972 ?
Pierre Mauroy. Effectivement. Ce fut le fruit de rudes discussions. Nous n'étions pas tout à fait sur la même longueur d'onde entre socialistes et communistes. Mais on s'y
est mis. Quatre commissions ont été mises en place, sous ma responsabilité pour le PS, sous celle de Roland Leroy pour le PCF. Nous avons avancé assez rapidement sur certains sujets, sur
d'autres ce fut plus laborieux. Tout de suite on s'est heurté à une différence de point de vue sur les nationalisations industrielles. Sur la nationalisation des établissements de crédit et
des banques, il n'y a pas eu de difficulté. De même sur le programme social mais sur l'industrie, le PCF voulait à tout prix des nationalisations industrielles. Nous, nous pensions que
c'était difficile, qu'il fallait savoir se limiter. Mais, enfin, il fallait s'entendre si nous voulions arriver à un programme commun. C'est pourquoi nous avons finalement abouti à la
nationalisation des établissements de crédit et des banques et de neuf grands groupes industriels. Et le fait est que cette union sur ce programme commun a rapidement pris de l'ampleur dans
l'opinion jusqu'à devenir victorieux le 10 mai 1981.
Quelle a été votre réaction quand François Mitterrand a fait appel à vous pour devenir le premier ministre ?
Pierre Mauroy. Je dois dire que je le savais depuis longtemps. Cette réalité a surpris tout le monde. Mais c est ainsi. En novembre 1980, Michel Rocard, après avoir affirmé
qu il ne se présenterait pas à la présidentielle si François Mitterrand était candidat, déclare finalement sa candidature. Dès le départ, je lui avais indiqué que, comme premier secrétaire du
PS, je ne le soutiendrais pas préférant la candidature de François Mitterrand. Quelque temps après cette décision publique de Michel Rocard, François Mitterrand m'invite de façon anodine à un
déjeuner au restaurant Jamin, au Trocadéro à Paris. Nous commençons le déjeuner comme si de rien était, c'était son habitude, et au milieu du repas il m'informe de sa décision d'être
candidat, souhaite que je fasse campagne à ses côtés et me demande si je veux bien faire un ticket avec lui. Ne comprenant pas, ayant en tête les États-Unis où il existe des tickets entre le
président et le vice-président, il précise que, s'il gagne, il me choisirait comme premier ministre. Lui promettant le secret absolu, j'ai passé les six mois qui ont précédé le 10 mai à
écouter en souriant les spéculations sur le futur premier ministre en cas de victoire de la gauche. C'est lors de ce repas que François Mitterrand m'informe aussi que, premier ministre, je
devrais quitter la direction du PS, et de me proposer Lionel Jospin. Proposition pour laquelle j'ai donné mon accord.
Premier ministre d'un gouvernement de gauche avec des ministres communistes, quelles sont vos mesures les plus emblématiques ?
Pierre Mauroy. Il y eut, entre l'élection présidentielle et les législatives de juin 1981, un premier gouvernement qui ne comptait pas de communistes. Ce n'est qu'après les
élections législatives, avec le rapport des forces qui en est sorti, qu'un gouvernement avec des communistes fut mis en place. Mais c'est vrai que leur participation posait problème.
La droite en faisait un cheval de bataille contre la gauche ?
Pierre Mauroy. C'est peu que de le dire. Ils disaient que les chars soviétiques et ceux du pacte de Varsovie allaient arriver par Strasbourg, et des pires choses encore. Dès
lors que nous avons confirmé que nous prenions des ministres communistes, ils se sont déchaînés. On a tenu le choc, nous voulions être fidèles à l'union de la gauche. C'est Georges Marchais
qui m'a téléphoné, me demandant : « Combien tu nous en donnes ?». Je lui propose quatre ministres qu'il devait désigner. Alors il me répond : « Eh bien, c'est fait », ajoutant : « Si tu m'en
avais donné plus, peut-être cela aurait posé problème ! »Il avait le sens de la repartie. Il souhaitait que Jacques Ralite soit à la culture. Cela aurait été un bon choix mais nous avions
Jack Lang.
Quelles sont les mesures dont vous êtes le plus fier ?
Pierre Mauroy. Les choses évoluent avec le temps. Parfois les gens réécrivent l'histoire. Un exemple. On avait pris Robert Badinter, qui avait plaidé contre la peine de mort,
comme ministre de la Justice. Cette question faisait problème. L'opinion française était contre la suppression de la peine de mort. François Mitterrand disait qu'il ne fallait pas qu'on
commence à prendre des mesures qui refroidissent l'électorat. Nous nous sommes dit cependant que la suppression de la peine de mort était une mesure éthique. Et on s'est battu pour faire
voter son abrogation. Ce ne fut pas facile. Ainsi, dans ma section PS de Lille, alors que d'habitude, quand je faisais une proposition, j'étais soutenu par la majorité, je fus battu. Nous
avons ramé pour devenir majoritaire sur cette question.
Et dans le domaine social ?
Pierre Mauroy. La grande revendication à ce moment-là c'était le droit de partir à la retraite à 60 ans. Je faisais meeting sur meeting, les ouvriers venaient nombreux et je
voyais bien qu'ils étaient à bout. Le travail devenait de plus en plus dur et ils n'en pouvaient plus. Quand on a annoncé la retraite à 60 ans, c'était une clameur qui s'élevait. Certains
pourront le nier aujourd'hui mais travailler jusqu'à 65 ans alors que l'espérance de vie d'un ouvrier était de 63 ans explique pourquoi l'exigence de droit à la retraite à 60 ans était si
forte. Les ouvriers me disaient : « M. Mauroy, on ne peut plus arquer. » Ce droit a été une avancée de civilisation. Ensuite, je pense à la cinquième semaine de congés payés. Les deux
premières acquises sous le Front populaire en 1936, la troisième par le gouvernement socialiste de Guy Mollet en 1956, la quatrième en 1969 après les événements de 1968 et la cinquième en
1982 sous la gauche.
Comment expliquez-vous, à partir de 1983, le tournant de la rigueur qui aboutira en 1984 à votre départ et celui des ministres communistes ?
Pierre Mauroy. Je ne veux pas nier les difficultés. Il y a eu un tournant au plan mondial. La droite s'est remobilisée et le signal en a été l'élection de Ronald Reagan aux
États-Unis, qui a d'ailleurs été un grand président avec ses experts.
Mais était-ce le refus d'aller plus loin dans le changement en France et même dans les rapports internationaux ?
Pierre Mauroy. Nous voulions agir par la relance. Nous étions keynésiens et la droite internationale faisait l'inverse. Elle jouait la déflation, la récession, le chômage.
Reagan a fait des adeptes de cette politique à Londres avec Mme Thatcher mais aussi en Allemagne avec le socialiste Helmut Schmidt qui, par ailleurs, n'encaissait pas que l'on ait pris des
communistes au gouvernement. Cette alliance des récessions et du chômage massif nous compliquait les choses même si nous voulions rester fidèles à nos engagements. Ainsi de nos échanges avec
l'Allemagne qui, avec son industrie forte, bénéficiait de notre politique de relance en France. Nous ne pouvions pas continuer comme ça. Alors, pour combattre l'inflation, j'ai proposé une
solution jamais utilisée dans notre pays, celle du blocage des prix et des salaires et donc d'en finir aussi avec l'échelle mobile des salaires qui suivaient l'inflation. Malgré un désaccord
d'une partie de mon gouvernement, François Mitterrand m'a soutenu et nous l'avons mis en œuvre sur quatre mois jusqu'en décembre 1982. En quelques mois, l'inflation a été ramenée de 15 à
moins de 10 %, continuant à baisser jusqu'à 6 %. Raymond Barre, sous Giscard d'Estaing, nous avait laissé une inflation à 14,5 %.
Comment a été jugée cette politique ?
Pierre Mauroy. Beaucoup ont appelé ça le tournant de la rigueur. Mais c étaient les premières mesures contre l inflation dans une situation internationale de déflation et de
chômage massif. À ce dispositif, d autres ont voulu ajouter le blocage de certaines importations aux frontières. D autres et parfois les mêmes ont voulu que nous sortions du système monétaire
européen. Mitterrand recevait beaucoup, en ce printemps 1983, ceux qu on appelait les « visiteurs du soir » et qui prônaient ces changements. Mitterrand, hésitant, m a alors demandé de
quitter le système monétaire européen. J ai refusé car on risquait la dégringolade de notre monnaie nationale. J ajoutais, devant un François Mitterrand interloqué, que si nous quittons le
système monétaire européen je lui donnerais ma démission de premier ministre. Finalement, François Mitterrand, de retour de Bruxelles, devant l évidence des dangers pour notre monnaie, s est
rallié à ma position, m a confirmé comme premier ministre et j ai formé mon deuxième gouvernement, toujours avec des ministres communistes.
Mais alors pourquoi votre départ en 1984 ?
Pierre Mauroy. On ne pouvait pas maintenir notre politique de relance. La droite et sa politique de chômage et de déflation ont gagné du terrain en Europe. En Allemagne, le
socialiste Helmut Schimdt est battu et remplacé par le conservateur Helmut Kohl. En France, ça devenait difficile. Même si j'avais de bon rapports avec les communistes, notamment avec le
ministre des Transports Charles Fiterman, et que ceux-ci m'avaient affirmé : « Tant que ça sera toi le premier ministre, nous te soutiendrons ». Ça remuait dur, y compris au plan syndical
avec la CGT et les autres. C'était vrai surtout dans la sidérurgie, que Raymond Barre n'avait pas traitée en profondeur, ce qui fait que nous ne vendions plus nos produits. Donc il fallait
prendre des mesures. En plus, à ce moment-là j'ai eu le problème de l'école. C'était notre engagement de campagne. Il fallait mettre fin à cette double école laïque et privée. La France se
devait d'avoir une seule école républicaine. Il fallait absorber l'enseignement « libre ». Le ministre de l'Éducation nationale, Alain Savary, n a pas été suffisamment vite. Si bien que
devant la conjonction entre les catholiques qui, au début approuvaient, avant de se retourner contre cette loi, et le chômage, la situation devenait tendue. François Mitterrand m'a demandé de
retirer le projet de loi sur l'école. J'ai refusé, convaincu qu'il ne fallait qu'une seule école de la République, et j'ai donc démissionné laissant ainsi la place à Laurent Fabius.
Trente ans après et à la veille, en 2012, d'échéances décisives, que reste-t-il du 10 mai 1981 qui pourrait être utile dans les combats de la gauche aujourd'hui ?
Pierre Mauroy. Ce qui reste comme une dimension toujours valable aujourd'hui ' est que pour changer il faut la force du rassemblement. Nicolas Sarkozy paraît battu. Mais pour
gagner en 2012, il faut réaliser ce rassemblement. Fort de l'expérience de 1981 pour donner de l'espoir et ouvrir une perspective de changement, la gauche doit porter un projet qui allie les
exigences sociales et des politiques de développement économique, donc industriel, favorable à l'emploi. Il faut avoir de l'ambition.