La décision du tribunal de commerce de Rouen de condamner à la fermeture la raffinerie Petroplus de Petit-Couronne repose la question de la composition des magistrats de cette juridiction
si particulière.
Plusieurs voix se sont fait entendre ce mardi après l'annonce du rejet des deux dernières offres de reprise de la raffinerie Petroplus par le tribunal de commerce de Rouen. Un jugement qui pousse la raffinerie à la cessation d'activité et les 470 salariés du site
vers un plan social et le chômage pour la plupart.
"Je m’étonne que le tribunal de Rouen ait une nouvelle fois rejeté les offres de reprises. Quel est donc ce tribunal qui préfère le chômage? Quel est donc ce tribunal qui valide la liquidation
des positions française de raffinerie?", se demande ainsi
Jean-Luc Mélenchon. "Au-delà, le système même des tribunaux de commerce doit être remis en cause. Je m’oppose à cette justice corporative où aucun représentant des salariés ni aucun juge
professionnel n’est présent", reprend le co-président du Parti de gauche.
Juges élus par leurs pairs
Invité de la semaine dans l'Humanité, Frédéric Cherasco, délégué syndical CGT Shell, pousse le questionnement plus loin: "Le tribunal est le seul décideur quant à la survie de la raffinerie.
C’est le ministre du Redressement productif, Arnaud Montebourg, qui l’a déclaré en février, à la suite d’un énième rejet par le tribunal de Rouen des offres de reprise du site. Seulement, le
tribunal de commerce est composé de juges élus par leurs pairs. Ce sont des dirigeants d’entreprise élus par d’autres dirigeants d’entreprise. La question de l’indépendance de ce tribunal est
posée".
Cette question est d'autant plus posée qu'Arnaud Montebourg n'a pas toujours tenu le même discours. Dans un rapport parlementaire, en 1998, l'actuel ministre du redressement productif critiquait
ces juges dits consulaires "soupçonnables de partialité, de lenteur, de déni de justice".
Sous pression de l'industrie du pétrole
Frédéric Cherasco, délégué syndical CGT Shell, poursuit: "Quand une chambre patronale aussi puissante que celle des pétroliers en France (Union française de l’industrie du pétrole) a pris
clairement position depuis plusieurs années pour la fermeture de plusieurs raffineries. Elle l’a annoncé et elle l’a fait. Quatre raffineries ont cessé leur activité au cours des quatre dernières
années. Quand cette même chambre
fait pression en ce sens, communique régulièrement sur le sujet, comment
la chambre de commerce
peut-elle prendre une décision de façon indépendante?
Depuis octobre, nous sommes passés de déception en déception. Toutes les offres de reprise – même celles préparées durant de nombreux mois et soutenues financièrement – ont été
refusées. Le combat mené par les travailleurs de Petit-Couronne s’oppose à ce choix politique qui consiste à importer
les produits plutôt que de les produire avec les outils existant localement.
Il nous faut des tribunaux de commerce indépendants de la pression de leurs pairs".
Conflits d’intérêt, décisions destructrices d’emplois, incompétence juridique, les critiques s’accumulent contre les tribunaux de commerce, composés de dirigeants
d’entreprise.
La vie ou la mort. C’est le pouvoir que détiennent les tribunaux de commerce sur les entreprises. Chargés de juger les litiges entre commerçants mais aussi les procédures collectives (sauvegarde,
redressement ou liquidation), ces juridictions ont donc régulièrement entre leurs mains le sort de milliers de salariés. Crise économique oblige, à l’instar de Petroplus, Fralib ou de
Technicolor, les dossiers emblématiques se succèdent actuellement devant ces tribunaux, dont le fonctionnement est pourtant largement remis en cause.
Le cas de Doux, cet été, a ainsi remis en lumière des critiques portées de longue date à l’encontre de ces juridictions bien particulières car composées de dirigeants d’entreprise élus par leurs
pairs. Des juges dits consulaires « soupçonnables de partialité, de lenteur, de déni de justice », écrivait déjà Arnaud Montebourg, dans un rapport parlementaire, en 1998. Depuis, rien n’a
changé, ou presque. La réforme engagée par le gouvernement Jospin à la suite de ce rapport n’a duré que quelques semaines face à la fronde des juges consulaires. Excepté une modification de la
carte de ces tribunaux, la droite au pouvoir n’a pas non plus souhaité mettre en œuvre les changements jugés nécessaires par de nombreux experts du sujet.
Le cas de Doux est emblématique
Car si les juges sont élus pour leurs connaissances du monde économique, nul doute qu’ils disposent aussi d’interconnaissances dans le domaine. Le cas de Doux est à cet égard emblématique. Le
Télégramme révélait ainsi, il y a quelques semaines, les liens qu’entretenaient deux des juges du tribunal de commerce de Quimper avec le groupe volailler. Dans la liste des juges, disponible sur
le site du tribunal, figuraient ainsi les noms d’un dirigeant et d’un commissaire aux comptes du groupe. Sur les seize membres du tribunal, cinq autres pouvaient, selon le quotidien breton, être
soupçonnés de conflit d’intérêts. Pour Raymond Gouiffès, délégué CGT du groupe, Charles Doux ne courait donc pas grand risque devant « son » tribunal de commerce. « Grâce au redressement
judiciaire avec cessation de paiement, Charles Doux a obtenu de mettre à la charge de la collectivité le coût de la restructuration qu’il aurait dû faire depuis longtemps. »
Outre leur impartialité, c’est aussi la compétence des juges consulaires qui est régulièrement mise en cause. S’ils reçoivent une petite formation à l’issue de leur élection, le contexte
juridique et économique est devenu complexe à appréhender. « Résultat, le tribunal suit l’avis du procureur de la République, devenu l’homme qui compte, alors même qu’il est partie au litige »,
estime l’avocat Philippe Brun, qui a pu le constater dans l’affaire Sodimedical. « Le tribunal a été une véritable girouette, changeant d’avis à plusieurs reprises, en même temps que le
procureur, alors qu’il se prononçait sur le même dossier. »
Encore faut-il que le procureur, qui est lui un magistrat professionnel, puisse assister aux audiences. « Le parquet a déserté le terrain du droit commercial parce qu’il manque de moyens et que
ce n’était pas considéré comme une priorité par le gouvernement de droite », déplore Marie-Blanche Régnier, secrétaire générale du Syndicat de la magistrature.
Enfin, alors que 53 263 procédures collectives se sont ouvertes devant les tribunaux de commerce en 2011 et 34 058 procédures de liquidations directes, beaucoup s’interrogent sur la
capacité de ces juridictions à rendre des décisions favorables à l’emploi. « Les juges ont sans doute dans leur approche une vision très économique des choses, mais sont peut-être un peu moins
attentifs à la question de l’emploi », souligne Joseph Thouvenel, vice-président de la CFTC. Or, les représentants des salariés ont déjà des droits relativement limités dans le cadre des
procédures collectives. « Le comité d’entreprise (CE) ne peut pas faire appel de toutes les décisions. Il ne peut par exemple pas demander l’extension de la procédure de redressement à l’ensemble
du groupe », explique maître Ralph Blindauer. Même les droits qui lui sont reconnus ne sont pas toujours respectés par les tribunaux de commerce. « Ils se fichent que le comité d’entreprise n’ait
pas été consulté avant le dépôt de bilan ou qu’il n’ait pas reçu les documents avant le procès », témoigne l’avocat. « Les tribunaux se soucient plus de la liquidation des actifs que des
solutions de reprises ou de l’avenir des sites », confirme Mohamed Oussédik, secrétaire confédéral de la CGT, en citant l’exemple de l’usine Prevent Glass, à Bayeux. « Il s’agissait pourtant
d’un site flambant neuf, avec des salariés hyperqualifiés et des produits pour lesquels il y avait des débouchés. » Nommés par les tribunaux de commerce, les mandataires et liquidateurs
judiciaires sont en effet payés sur l’actif dégagé de l’entreprise. « Cela veut dire que la première chose qu’ils vont faire est de se rémunérer sur une société déjà malade », décrypte Thomas
Clay, professeur de droit et président d’honneur du Club Droits, Justice et Sécurités, qui, à l’instar de nombreuses organisations syndicales, appelle à une réforme de la justice consulaire. « On
pouvait comprendre que ce ne soit pas la priorité de la droite, souligne Mohamed Oussédik. Aujourd’hui on se demande ce qu’attend le
gouvernement ! »