Marianne : Comment expliquer le triomphe de la postvérité ?
Ingrid Riocreux : C'est une question très philosophique : y a-t-il une seule vérité ou plusieurs angles d'attaque ? Donald Trump surfe sur une sorte de confiscation du réel par le discours médiatique. Il est la preuve que, lorsqu'on donne l'impression d'être en contact avec le vrai, même à travers l'outrance ou la simplification, ça paie. Les journalistes essaient de réagir avec le fact-checking, en prétendant ramener les gens vers le réel. Mais le problème, c'est qu'un discours chiffré a très peu de poids en regard des impressions des gens. Le discours démagogique est plus en prise avec leur vécu qu'un discours de spécialiste.
Plus on tente de vérifier les faits, plus la réalité devient un sujet de débat. Le fact-checking a-t-il failli ?
Le fact-checking s'accompagne de l'idée désagréable que les journalistes sont des sachants. Il suscite aussi la suspicion parce qu'il rejoint le mythe de l'objectivité journalistique. Or, comme toute information, le fact-checking est orienté.
Prenons un article récent des Décodeurs du Monde où certains engagements des candidats à la primaire du PS sont qualifiés, au choix, d'«absurde», «inapplicable», «flou», «compliqué» ou «douteux». Etes-vous d'accord avec Frédéric Lordon lorsqu'il dénonce un «journalisme postpolitique» dans lequel «il n'y a plus rien à discuter, hormis des vérités factuelles» ?
Le fact-checking dérive lorsqu'il devient une prise de parti. Assener qu'une mesure est inapplicable, c'est vouloir écrire l'avenir. On a alors l'impression que le fact-checking devient un combat d'idées.
Mais le fact-checking est-il, en soi, une mauvaise pratique ?
Je pense qu'il est nécessaire, notamment parce que l'homme de la rue n'a ni accès à toutes les informations, ni le temps de tout vérifier. Et même dans le cas où le fact-checking sème le doute, il permet au moins de stimuler l'esprit critique. Maintenant, tout repose sur la manière dont on le fait. Certains sites étayent sérieusement leur propos et donnent de nombreuses références. A l'inverse, je trouve plus dangereuse la multiplication des très courtes émissions type «vrai/faux», où l'on ne sait pas vraiment qui est le spécialiste qui contredit une affirmation ou d'où surgit tel chiffre que l'on oppose à un politique. Finalement, le fact-checking doit accepter d'être «fact-checké» ! Il doit lui aussi entrer dans le débat et ne pas se poser en vérité assenée contre une autre prétendue vérité.
La postvérité est aussi liée au phénomène de filtres : sur les réseaux sociaux, on a tendance à ne suivre que des personnes qui pensent comme nous, d'où le risque de se laisser enfermer dans une bulle...
C'est en effet très frappant. Internet donne théoriquement accès à une information tous azimuts : on peut aller voir du côté de telle communauté de pensée à laquelle on n'appartient pas. Mais, en fait, ce n'est pas du tout de ce qui se passe. On assiste à une énorme communautarisation de l'information : chacun reste dans son petit réseau, en suivant systématiquement tel blog, telle chaîne, telle personne, à qui l'on accorde une confiance exagérée que l'on refuse au reste du champ médiatique. C'est un enfermement et un renoncement à l'esprit critique que je trouve extrêmement dangereux.
Comment les médias peuvent-ils se réapproprier la vérité ?
Le réel est labile, insaisissable, multiforme. Les médias de masse devraient renoncer à propager ce mythe de l'objectivité qui est allé de pair avec leur développement et reconnaître que toute information est orientée.
* Auteur de La Langue des médias, éditions du Toucan, 2016.
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