Mai 2011
Editorial Par Jean-Paul Piérot
La révolution tunisienne vit des heures difficiles. Quatre mois après le coup de tonnerre de la chute de Ben Ali, qui a libéré une énergie communicative dans plusieurs pays de la région, entraînant dans son sillage le renversement du raïs égyptien Hosni Moubarak, la Tunisie est menacée d’une contre-révolution larvée, rampante, paralysante. Le dictateur, dont s’accomoda l’Occident pendant un quart de siècle, a été terrassé par la jeunesse, par les pauvres des régions enclavées de l’intérieur. Mais les forces politiques et économiques qui ont dominé le pays sous le règne de Ben Ali ont engagé un formidable bras de fer avec le peuple pour assurer la poursuite de leur leadership et la prospérité de leurs affaires.
Ministres de l’ancien régime s’accrochant à leur portefeuille, affairistes liés au clan du tyran déchu, cadres de l’ex-parti RCD se recyclant sous d’autres étiquettes, anciens flics aux manettes de la déstabilisation : la coalition d’intérêts contre la révolution démocratique et sociale demeure puissante. La répression des manifestations au début mai suscite l’inquiétude sur la tenue prévue des élections le 24 juillet prochain. Le pays annonciateur du printemps des peuples au Maghreb et au Machrek est-il sur le chemin d’une normalisation libérale, va-t-il subir un coup d’arrêt de sa révolution ? La gauche tunisienne, le mouvement syndical qui joua un rôle déterminant dans la victoire populaire du 14 janvier 2011, tout ce que le pays compte de progressistes et de démocrates est conscient de la portée des enjeux.
Le peuple tunisien s’est battu bien seul contre le régime policier. La France officielle, celle de Nicolas Sarkozy et de Michèle Alliot-Marie, était tout acquise au despote de Carthage ; le premier avait cru voir des progrès en matière de démocratie sous le régime de Ben Ali ; la seconde survolait les cortèges à bord de l’avion d’un proche du dictateur et avait proposé l’aide de la France en matière de « gestion des foules », aimable litote pour désigner la répression des manifestations. Seul le renversement du tyran a empêché, semble-t-il, l’aboutissement du projet. Aujourd’hui, après des paroles formelles de soutien à la révolution pour faire oublier la compromission passée, Nicolas Sarkozy a ouvert la chasse à de nouveaux boucs émissaires : les réfugiés tunisiens qui traversent au péril de leur vie la Méditerranée pour échapper à la misère et à la guerre. La Tunisie doit faire face à un afflux de réfugiés qui fuient les combats interlibyens et les bombardements franco-britanniques. Paris remet en cause les accords de Schengen, ferme la frontière aux ressortissants tunisiens.
La Tunisie, celle qui était chère aux dirigeants français, qui fut louée comme un bon élève du FMI, était un pays à deux vitesses, touristique et sous-traitant low cost sur le littoral, mais misérable à l’intérieur… Ce régime laisse un héritage de 700 000 chômeurs, dont 150 000 diplômés. Plus occupé à intervenir militairement en Libye, au risque de relégitimer Kadhafi aux yeux des Libyens, Nicolas Sarkozy va-t-il sacrifier la Tunisie, qui a besoin d’une aide internationale de cinq milliards de dollars par an au cours des cinq prochaines années ? Le peuple, qui a su se libérer d’une dictature féroce, a droit au respect et au soutien. Rencontrant aujourd’hui Nicolas Sarkozy, à quelques jours du sommet du G8 à Deauville, le premier ministre de transition Beji Caïd Essabsi a-t-il fait entendre la voix de son peuple ? Pour l’heure, il est instrumentalisé dans une odieuse campagne anti-immigrés sous la houlette de Claude Guéant. C’est intolérable.
Nicolas Sarkozy a ouvert la chasse à de nouveaux boucs émissaires: les réfugiés tunisiens.