Femme de science et de combat, militante pour la cause des femmes, engagée dans la lutte contre le sida, pour les exclus de la société et la confidentialité médicale accordée
aux détenus, spécialiste des questions de parenté et d’alliance, Françoise Héritier déconstruit les relations entre masculin et féminin et éclaire l’actualité des débats liés à
la répartition des sexes.
Le 13 décembre dernier, auditionnée par le rapporteur du projet de loi, vous participez au conseil de la République sur le mariage et l’adoption des couples de même
sexe. Favorable au projet, vous allez plus loin, vous êtes pour élargir l’accès à la procréation médicale assistée (PMA). Qu’est-ce que l’anthropologie nous apprend de la
distinction du masculin et du féminin ?
Françoise Héritier. Rien de ce que nous faisons ou pensons, systèmes de vie, d’attitude et de comportement, n’est issu directement de lois naturelles. Tout
passe par un filtre mental, cérébral et idéel, produit d’une réflexion collective qui prend forme à un moment de notre histoire, évolue et peut encore évoluer. Au Paléolithique
supérieur, des systèmes de représentation étaient déjà en place. Rien de ce qui nous paraît naturel n’est naturel. Un public français, africain, chinois ou indien, peu frotté
d’anthropologie, est toujours étonné d’entendre dire que la façon dont il nomme ses apparentés (père, mère, frère, sœur, oncle, tante, cousin, cousine) n’est pas naturelle, mais
le résultat de manipulations : l’esprit établit ou non des correspondances entre des traits qui sont autant de butoirs pour la pensée, comme le sexe, la succession des
générations, la collatéralité, la différence ou la mêmeté sexuée des paires de germains. Un système type de parenté (le nôtre relève du type eskimo) représente un montage
particulier de combinaisons possibles.
Pourquoi les faits culturels apparaissent-ils comme allant de soi ?
Françoise Héritier. C’est une leçon dérangeante de l’anthropologie : tout est affaire de combinatoires, effectuées par l’humanité au cours de son histoire.
Autant de figures possibles, potentielles et pensables, dont certaines ont été réalisées. Celles qui ordonnent l’idée du masculin et du féminin en font partie. Il existe bien
d’autres figures, qui n’ont pas encore été pensées par l’humanité. Dans quelques siècles, peut-être… Il faut du temps pour passer du possible au pensable. Généralement
d’ailleurs, celui qui énonce une idée radicalement nouvelle se fait mal recevoir. Puis cette idée se propage au grand nombre. Alors elle franchit une étape supplémentaire : si
elle devient émotionnellement concevable, elle peut passer dans la pratique et, le cas échéant, être entérinée par le droit et la loi. Tant qu’un changement ne s’impose pas
selon ce cheminement, un enfant ne connaît que sa culture, évidente pour lui.
Mais les traits biologiques ne sont-ils pas
un fait brut, d’ordre naturel, comme faire des enfants ou voir la succession des générations ?
Françoise Héritier. Oui, même si des cas indéterminés ont sans doute toujours existé, mais soit on n’y prêtait pas attention, soit on les éliminait. Sur
mes terrains d’ethnologue, je n’ai jamais vu ni d’enfant trisomique (mutation génétique qui peut frapper n’importe où) ni d’enfant né avec un sexe indéterminé. Les deux
principaux butoirs pour la pensée sont deux sexes apparents et le fait que les parents naissent inéluctablement avant les enfants. Si on combine les positions sexuées
respectives parents et enfants, en utilisant ces butoirs, il y a six combinaisons possibles de systèmes de filiation. Seulement quatre ont été réalisées par les sociétés
humaines : unilinéaire (patri- ou matrilinéaire), bilinéaire, cognatique (la nôtre). Deux ne sont pas réalisées (parallèle et croisée). Peut-être les Incas avaient-ils une
structure parallèle (le père transmet la filiation à son fils, la mère à sa fille). Le système croisé est très rare (filiation de père à fille et de mère à fils). Tout système
idéel de filiation échappe à une nécessité perçue comme naturelle.
Le jeu des possibles, dans le système de parenté, existe-t-il aussi dans d’autres domaines de la vie et de notre présence au monde ?
Françoise Héritier. Oui, beaucoup de possibles n’ont pas encore été pensés. Le propre du genre humain n’est pas l’immobilisme. C’est au contraire le
changement et le mouvement. Il y a toujours des adaptations, des modifications. Loin de correspondre à une détérioration ou à un abâtardissement, comme le pensent les
traditionalistes, qui voudraient que rien ne bouge (selon Emmanuel Terray, dans Penser à droite), l’humanité a toujours choisi le mouvement, l’innovation, voire la rupture, pour
sa simple survie. Selon Lévi-Strauss, la première grande rupture innovatrice (peut-être la seule jusqu’ici) fut l’instauration de la prohibition de l’inceste. Une reconstitution
hypothétique de la vie de nos ancêtres préhistoriques, chasseurs-collecteurs, les voit vivre en petits groupes de consanguinité, qui dépendaient pour la survie de leurs propres
ressources. On copulait entre soi. Lorsque les femmes manquaient (le sex ratio avait vu naître trop de mâles, ou les femmes mouraient en couches), il fallait s’en procurer
d’autres. S’ensuivait une guerre de prédation pour voler des femmes dans les groupes consanguins voisins. Le choix, au début de l’humanité, est le suivant : se faire tuer à
l’extérieur ou se marier à l’extérieur (d’après Lewis Morgan). La prohibition de l’inceste est une immense innovation, positive, qui oblige les humains à sortir de l’entre-soi
pour coopérer avec les autres par l’échange. Pour les mâles, cela se traduit par l’interdiction de toucher aux femmes du groupe pour les proposer aux mâles d’autres groupes en
échange de leurs filles ou sœurs. Les bases d’une société paisible et stable sont ainsi jetées. La vie totalement refermée sur soi n’est pas viable éternellement.
La société repose-t-elle sur une vision masculine du monde ?
Françoise Héritier. Oui. Pour pratiquer l’échange des femmes, une idéologie donnait aux pères et aux frères un droit incontesté sur leurs filles et sœurs.
L’observation ethnologique montre que ce sont toujours les hommes qui échangent les femmes, et pas l’inverse. Parfois, les femmes participent aux délibérations, plus souvent
intimes que publiques, mais ce sont eux qui ont la main sur l’échange matrimonial. Ce droit prioritaire repose sur un système de représentation qu’on retrouve dans les
soubassements de toute société. Si parfois les femmes ont plus de pouvoir qu’ailleurs, il reste que c’est toujours la même règle générale. Par la réflexion adaptée aux
connaissances de leur époque, les Homo sapiens ont conçu un modèle hiérarchique social fondé sur une valence différentielle des sexes.
Comment avez-vous découvert cette inégalité ?
Françoise Héritier. Dans mon enfance, je voyais les inégalités de traitement et les jugements de valeur. Je les trouvais injustifiés mais ne les remettais
pas en cause. Nul sentiment de révolte de petite fille, mais l’incompréhension d’une logique étrange. En Auvergne, j’allais en vacances pendant la guerre dans des fermes de
grands-oncles et grands-tantes. Les maîtresses de maison servaient à table mais restaient debout et mangeaient ce qui restait, jamais de viande ou les rebuts. Les femmes
assuraient même qu’elles préféraient les rogatons. Manière élégante pour elles de s’en sortir : ce n’était pas une contrainte mais une préférence. Je trouvais cette situation
injuste, mais je ne savais pas comment y remédier car cela semblait aller de soi pour tout le monde. C’est cela la force de l’imprégnation éducative.
Cela a-t-il un lien direct avec vos travaux anthropologiques sur la parenté (l’appellation, l’alliance, l’inceste, etc.) ?
Françoise Héritier. En effet, comme une suite logique. Dans notre culture, on l’ignore, l’inceste ne concerne pas seulement la consanguinité, mais aussi
l’alliance : par exemple, l’interdit pour un homme d’épouser la femme de son père (après divorce ou veuvage). Le scandale soulevé par Woody Allen, c’est que, dans l’esprit
populaire, il couchait avec sa belle-fille, bien qu’il s’en défendît puisque, arguait-il, Mia Farrow n’en était que la mère adoptive et qu’il n’avait pas épousé celle-ci. Pour
comprendre l’interdiction portant sur la parenté par alliance, je suis remontée aux Hittites, en Anatolie, au Ier millénaire avant J.-C. Il y est dit qu’un homme ne peut pas
épouser la femme de son père, de son frère ou de son fils, mais aussi qu’il ne peut épouser « les deux sœurs et leur mère ». Interdiction étrange qui n’a de sens que comme
formulation à l’envers, mise au crédit des hommes, de l’interdit similaire pour une femme d’épouser le mari de sa mère, de sa sœur ou de sa fille. Cela ne pouvait être dit au
nom d’une femme. En droit hittite, les femmes étaient l’objet et pas le sujet du droit. De cette observation vient ma réflexion sur la soumission des femmes.
Cette violence renvoie-t-elle à la représentation du subalterne ou de l’infériorité ?
Françoise Héritier. Dans l’état archaïque, Homo sapiens sapiens, Neandertal ou Erectus, les humains cherchent à donner du sens au corps, au cosmos, étonnés
par des phénomènes tels l’alternance du jour et de la nuit ou la division des espèces entre mâles et femelles. Le fait d’être né avant équivaut en esprit à être supérieur, à
dominer : les aînés sont supérieurs aux cadets. C’est une donnée première de l’organisation des groupes. Les butoirs donnent du sens au monde. Et, chez les animaux dits
« vrais », les mammifères, on constate que seules les femelles mettent au monde les petits des deux sexes. Cela aboutit à un modèle cognitif qui fait des femmes des corps mis à
disposition des hommes pour la reproduction, système hiérarchique de la valence différentielle des sexes où le rapport mâle/femelle équivaut à un rapport aîné/cadet.
Comment expliquer ce rapport de domination ?
Françoise Héritier. Dans des systèmes de pensée, l’enfant (en tant que vie, forme, chaleur, mouvement, pensée, identité) est totalement présent dans le
sperme (Aristote). Dans d’autres, la semence masculine permet aux graines ancestrales de venir au monde (dans les gravures du XVIe siècle, on voit des femmes en vertugadin et
collerette, avec l’utérus ouvert, rempli d’étagères avec filles et garçons). La nature ou les dieux ont mis à disposition le corps des femmes en tant que matrice, marmite ou
matériau. L’homme fait cuire dans le corps féminin ce qu’il a de plus précieux, la semence qui donne les descendants. Par un glissement de la pensée, cette conclusion fait des
femmes des cadettes ou des mineures.
Peut-on se passer de catégories binaires basées sur l’apparente irréductibilité des sexes ?
Françoise Héritier. Non. Gravées dans le langage et en apparence nécessaires, ces catégories sont affectées d’un jugement de valeur, soit positif
(masculin), soit négatif (féminin). La valorisation d’un genre et la dévalorisation de l’autre sont des constantes universelles attribuées de manière préférentielle à l’un ou
l’autre sexe, en fonction d’une culture donnée. Rien de plus, mais l’efficacité est forte. À l’heure actuelle, les chefs d’entreprise évoquent l’importance du rôle des femmes
(souci de perfection et d’écoute). On se sert de l’opposition du genre, mais conçue comme base naturelle, pour faire la parité en entreprise. On n’a pas quitté le modèle
dominant de pensée.
Contre le modèle archaïque dominant, comment penser l’innovation culturelle, politique et sociale ?
Françoise Héritier. Il faut protester contre la discrimination, car parfois la loi dit le contraire de ce qu’elle fait. Du fameux « les hommes naissent libres
et égaux en droit », l’expérience a montré qu’il s’agissait moins en esprit d’humains que de mâles ! Et il faut inscrire la légitimité dans la durée : ainsi du droit à la
contraception ou à l’avortement par exemple, lorsque le principe laïc s’oppose au religieux. Il est nécessaire d’innover les lois antérieures, contraires à la Constitution, pour
ce qui est de l’égalité des droits. On voit dans les débats actuels à quel point sont liées ensemble, pour fonder l’archaïsme dominant, les notions de génération, de sexe et de
genre. Promouvoir, penser l’exo-procréation est essentiel pour changer radicalement de modèle.
Que pensez-vous du mariage pour tous ?
Françoise Héritier. Ceux qui sont hostiles au mariage homosexué croient qu’il y a un état de nature défini par un dieu tout-puissant. Mais les religions
révélées sont apparues il y a 7 000 ans, l’invention de l’agriculture a 30 000 ans et Homo sapiens 200 000. Les humanités antérieures n’ont-elles pas existé ou sont-elles sans
valeur ? Et les sociétés différentes qui ne pensent pas comme nous ? Les religions révélées ont ajouté le poids de la faute et de la culpabilité. Les femmes n’étaient que des
corps utilisables par les hommes. Mais elles ne péchaient pas. Une loi dite divine les a rendues coupables. Il est temps de fonder notre réflexion sur la laïcité. Il n’y a rien
de divin ou de naturel dans nos constructions mentales et sociales. La liberté créative et l’imagination de notre espèce sont niées par le dogmatisme, le fanatisme,
l’ethnocentrisme, l’intolérance. Or nous sommes en train de participer sur le long cours (grâce à la possibilité de procréer hors du corps et à l’égalité des droits de
l’individu) à une mutation aussi spectaculaire et productrice de sens que celle qu’engendra autrefois l’instauration de la nécessité exogamique et de la valence différentielle
des sexes.
Engagée sur les questions contemporaines
Élue au Collège de France en 1982 à la chaire d’études comparées des sociétés africaines, Françoise Héritier dirige jusqu’en 1998 le Laboratoire d’anthropologie sociale,
succédant à Claude Lévi-Strauss. Jeune étudiante, elle se passionne pour l’histoire et la géographie, veut devenir égyptologue. À l’École pratique des hautes études, elle
assiste à un cours sur la chasse aux aigles chez les Hidatsa, c’est le séminaire de Claude Lévi-Strauss dont elle devient la principale disciple. En 1958, elle part en
Haute-Volta (devenue Burkina Faso) étudier les Samo, puis chez les Dogon au Mali. Six années de terrain font d’elle une africaniste de renom. De retour en France, elle devient
maître de recherches au CNRS, directeur d’études à l’EHESS et obtient sa chaire au Collège de France. Spécialiste des questions de parenté et d’alliance, elle travaille sur la
différence des sexes (Masculin/Féminin en 2002) et sur la violence (De la Violence, tomes I et II). Son dernier livre, le Sel de la vie, évoque ses souvenirs. Engagée sur les
questions contemporaines, elle explore les revendications d’égalité, les nouvelles filiations, les utopies scientifiques et les différends culturels.
Entretien réalisé par Aliocha Wald Lasowski