Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
18 décembre 2014 4 18 /12 /décembre /2014 03:14
Partager cet article
Repost0
16 décembre 2014 2 16 /12 /décembre /2014 17:30

ÉDITION : La Revue du Projet

La Revue du Projet est une revue mensuelle politique de réflexion et de propositions pour la construction d'un projet de transformation sociale. Ouverte, innovante et critique, elle est proposée par le PCF. Elle valorise une discussion "républicaine" exigeante capable de relever la complexité des débats contemporains et implique à ce titre le monde de l'art et la recherche, les intellectuel(le)s comme le mouvement social ou associatif.

Rédacteurs en chef

Atelier n°2 Faire reculer le coût du capital pour financer le développement humain et la relance sociale, Denis Durand

15 DÉCEMBRE 2014 | PAR LA REVUE DU PROJET

Il s’agit d’un enjeu politique crucial : combattre la dictature des marchés financiers. L’alternative, c’est la conquête de pouvoirs, par les travailleurs et les citoyens, dans la gestion des entreprises, des services publics, des collectivités publiques, des banques, pour faire prévaloir des choix stratégiques et financiers favorables au développement des êtres humains, et non à la rentabilité des capitaux privés.

Le levier essentiel : mobiliser le pouvoir des banques et des banques centrales pour un nouveau crédit (une nouvelle création de monnaie), avec des taux d’intérêt d’autant plus réduits que seront programmés davantage de créations d’emplois et d’actions de formation. La mobilisation des autres outils de la politique économique obéit à la même cohérence, par exemple la modulation de l’impôt sur les sociétés et des cotisations sociales patronales en fonction de la politique d’emploi et de formation des entreprises.

Introduction : Denis Durand*

Des millions de nos concitoyens s’attendent à vivre plus mal dans les années à venir qu’aujourd’hui. Et que leur répond-on ? C’est de votre faute, vous coûtez trop cher ! Vous, les salariés des entreprises privées qu’on licencie. Et vous les fonctionnaires et les agents des services publics dont on détruit les emplois et dont on bloque les salaires ! Selon les financiers, le MEDEF, et selon le gouvernement, l’économie française sera plus « compétitive » s’il y a moins d’ouvriers dans l’automobile et la chimie, moins d’infirmières, d’enseignants, de chercheurs…

Baisse du coût du travail, emploi et économie

La dernière prouesse du gouvernement en date est l’annonce par François Hollande que les milliards du CICE (Crédit d’impôt compétitivité emploi) seront transformés à partir de 2017 en exonérations de cotisations sociales. Toujours au nom de la baisse du « coût du travail » pour la compétitivité ! Pourtant, la preuve est faite depuis longtemps que ces politiques n’ont aucune influence positive sur l’emploi et la croissance, bien au contraire. Les politiques de « baisse du coût du travail » ne sont pas une « politique de l’offre » ; elles ne font qu’affaiblir l’économie. Entre 1991 et 2010, les exonérations dont bénéficient les patrons sont passées de 4 % à quelque 28 % des cotisations sociales patronales, soit un manque à gagner total de 280,8 milliards d’euros sur vingt ans ! Or, au cours de cette période, le chômage et la précarité n’ont pas cessé de croître et, dans les années 2000, le déficit commercial de la France a explosé avec, au cœur, le déficit des échanges industriels, particulièrement vis-à-vis de l’Allemagne.

Cela s’explique. La politique de « baisse du coût du travail » mine l’économie de deux façons :

• elle engendre une insuffisance de la demande de consommation des salariés et de leurs familles, y compris du fait de la mise en concurrence accrue entre salariés, tirant vers le bas toute la structure des salaires ;

• elle affaiblit l’offre par l’insuffisance des qualifications, accroissant nos handicaps face aux exigences des nouvelles technologies.

En faisant obstacle à la croissance, cette politique pousse aux délocalisations des entreprises vers les pays où la croissance est plus forte, en particulier les États-Unis.

Et pendant qu’on culpabilise les salariés avec le « coût du travail », on écrase l’économie avec les prélèvements opérés par les actionnaires, les banques, les marchés financiers.

La vérité sur le coût du capital

Ce que l’on appelle le coût du travail, c’est la somme des salaires et des cotisations sociales employeur appelées par le MEDEF « charges sociales ». Il est sans cesse dénoncé comme trop élevé par les patrons qui en font la cause essentielle des pertes réelles ou supposées de compétitivité. Ainsi, en même temps qu’ils s’acharnent à geler les salaires, ils ne cessent d’exiger des baisses de « charges sociales ».

Mais les entreprises subissent des coûts du capital considérables qui sont autant de prélèvements sur les richesses nouvelles qu’elles produisent (valeur ajoutée) et dont l’effet est de plus en plus parasitaire. Le coût du capital financier, c’est la somme des dividendes qu’elles versent aux actionnaires et des charges d’intérêts qu’elles payent aux banques et aux autres organismes financiers qui leur prêtent de l’argent. Il représente beaucoup plus que leurs cotisations sociales employeurs effectivement versées (chiffres INSEE pour l’année 2013, Comptes de la nation) : 260,9 milliards d’euros contre 162,2 milliards d’euros.

Il s’agit d’un prélèvement sur toute la richesse créée, au bénéfice des banques, des financiers et des actionnaires. Nettement supérieur, par exemple à l’investissement matériel des entreprises (291 milliards d’euros en moyenne chaque année entre 2004 et 2013 ans contre 219 milliards).

Cette ampleur révèle un problème majeur : la domination du capital financier sur toute l’économie et, partant, sur la vie de tous, du chômeur au cadre, en passant par les précaires, les ouvriers, les enseignants ou les infirmières, les étudiants ou les retraités.

Le plus grave, dans cette affaire, c’est que les exigences de rentabilité financière imposent leur loi à la gestion des entreprises. Les patrons ne décideront de produire, d’embaucher, d’investir que s’ils prévoient que cela permettra de dégager assez de profits pour satisfaire les exigences des actionnaires et des marchés financiers. Soit ils n’investiront pas et préféreront placer leur argent sous forme de titres financiers. Soit ils feront tout pour rendre l’investissement assez rentable au regard des critères des marchés financiers, et ils sacrifieront les salaires, la formation, la recherche.

Faire face au coût du capital, ce n’est donc pas seulement prendre de l’argent aux patrons, ou leur en donner moins. C’est leur prendre le pouvoir ! C’est-à-dire imposer des décisions visant des objectifs sociaux plutôt que la rentabilité financière exigée par les marchés financiers.

Faire reculer le coût du capital est donc un enjeu politique crucial : c’est combattre la dictature des marchés financiers. L’alternative réside dans la conquête de pouvoirs, par les travailleurs et les citoyens, dans la gestion des entreprises, des services publics, des collectivités publiques, des banques, pour faire prévaloir des choix favorables au développement des capacités humaines, et non à la rentabilité des capitaux privés.

Ce serait l’enjeu central de la politique économique, mais surtout des mobilisations populaires, si un jour les conditions étaient créées d’un rassemblement majoritaire pour mener une politique transformatrice en France et en Europe.

Le levier essentiel est de mobiliser à cet effet le pouvoir des banques et des banques centrales – créer, par leurs opérations de crédit, la monnaie qui circule dans l’économie. À la place des financements dominés par les marchés financiers, il faut un nouveau crédit pour les investissements matériels et de recherche des entreprises, avec des taux d’intérêt d’autant plus réduits (jusqu’à 0 %, et même jusqu’à des taux négatifs pour les projets les plus efficaces) que seront programmés davantage de créations d’emplois et d’actions de formation.

C’est l’affaire de luttes et de rassemblements politiques autour d’objectifs concrets : créations chiffrées d’emplois, développement de services publics dans les territoires, investissements dans la recherche et la formation…

C’est la raison pour laquelle l’exigence d’une réorientation du crédit est si importante : avec leur pouvoir de création monétaire (soutenu par celui des banques centrales) les banques pourraient rendre possible la réalisation de projets aujourd’hui bloqués par la dépendance de notre économie envers les marchés financiers. Un pôle public financier, avec des banques nationalisées, serait l’un des instruments qui contribuerait à y parvenir mais l’expérience des nationalisations de 1982 a montré que cela ne suffisait pas ; il faut une conquête de pouvoirs à tous les niveaux où se prennent les décisions, « du local au mondial ».

Arracher des pouvoirs au capital

Cela commence dans l’entreprise avec de nouveaux pouvoirs des salariés et de leurs représentants syndicaux pour faire prendre en compte des projets industriels efficaces, développant l’emploi, la formation, la recherche et créer ainsi davantage de valeur ajoutée en économisant sur les investissements matériels et les ressources naturelles. Pour avoir une portée réelle, ces pouvoirs doivent pouvoir s’étendre à la mobilisation des crédits bancaires nécessaires au financement de ces projets.

Cela continue dans l’environnement immédiat de l’entreprise : les localités, les bassins d’emplois, où les citoyens peuvent interpeller les directions d’entreprises sur les projets d’investissement, de licenciements ou de délocalisations, les banques sur leur contribution au développement du tissu économique local, les pouvoirs publics sur leur soutien à l’emploi et au développement du territoire.

Des outils d’intervention économique

Dès le niveau local, et plus encore au niveau régional, des outils d’intervention économiques devraient être mobilisés à l’appui de ces mobilisations. Par exemple, il faut abolir les exonérations de cotisations sociales qui alourdissent le coût du capital ; au contraire, les entreprises et les collectivités publiques qui investissent pour développer l’emploi et les services publics devraient pouvoir bénéficier de bonifications d’intérêts, versées par des fonds régionaux pour l’emploi et la formation pour réduire le coût de leurs emprunts, sous le contrôle des salariés et des citoyens.

La même logique devrait prévaloir au niveau national avec un fonds national travaillant en liaison avec un pôle financier public associant en réseau les institutions financières existantes (Banque publique d’investissement, Banque postale, Caisse des dépôts, Banque de France…) avec des banques nationalisées et avec les banques mutualistes qui occupent une place considérable dans notre système financier.

Parallèlement, la fiscalité des entreprises serait utilisée pour pénaliser les délocalisations, les sorties de capitaux, les licenciements, la précarisation des emplois, les gaspillages d’investissements matériels et de ressources naturelles. C’est à cela que serviraient :

• la taxation des revenus financiers des entreprises ;

• un impôt sur les sociétés rendu progressif et modulé selon la politique d’emploi, de salaires et de formation des entreprises assujetties ;

• la modulation des cotisations sociales patronales selon le même principe. Le taux de cotisation sociale patronale de chaque entreprise serait modulé selon que la part de la masse salariale dans sa valeur ajoutée serait supérieure ou inférieure à la moyenne de sa branche. ;

• la création d’un impôt sur le capital ancré dans les territoires et favorisant la création de valeur ajoutée.

Mais la France n’est pas isolée dans le monde. Elle est prise dans la « mondialisation » financière qui est le terrain de domination des marchés financiers. La construction européenne actuelle est conçue pour l’y enchaîner avec la monnaie unique, la banque centrale prétendue indépendante et les contraintes budgétaires formalisées dans le Pacte de stabilité puis dans le « traité sur la stabilité et la gouvernance » européennes et l’encadrement de plus en plus invasif des politiques budgétaires nationales.

Une autre construction européenne

Il faut donc une autre construction européenne pour retourner le pouvoir de la Banque centrale européenne contre les marchés financiers. Ses dirigeants reconnaissent aujourd’hui que les 1 000 milliards d’euros prêtés aux banques en novembre 2011 et février 2012 n’ont pas servi à revitaliser l’économie de la zone euro et ils cherchent maintenant à « cibler » cet argent vers les investissements des PME. Mais les remèdes qu’ils préparent risquent d’être pires que le mal. Ils relancent la « titrisation » des crédits aux PME (c’est-à-dire leur vente sous forme de titres négociables sur un marché financier), comme on l’a fait aux États-Unis pour les crédits immobiliers aux ménages subprime, avec les résultats qu’on sait !

C’est donc une toute autre voie qu’il convient d’emprunter. La BCE devrait remonter sévèrement le taux d’intérêt auquel elle refinance les crédits bancaires qui nourrissent la spéculation financière et immobilière. À l’inverse, elle devrait refinancer à 0 % les crédits finançant des investissements répondant à des critères précis en matière économique (création de valeur ajoutée dans les territoires), sociaux (emploi, formation, salaires) et écologiques (économies d’énergie et de matières premières).

Le Fonds de développement économique, social et écologique européen proposé par le programme L’humain d’abord ! du Front de gauche serait destiné à cela, et au financement du développement des services publics. Ses ressources seraient apportées par des titres acquis, dès leur émission, par la BCE. Cette pratique est interdite par les traités européens actuels : il est donc urgent de rendre irrésistible l’exigence de les remplacer par un nouveau traité. Dès aujourd’hui, on peut exiger qu’un Fonds européen de ce type soit financé par la Banque européenne d’investissements qui, elle-même, peut se refinancer auprès de la BCE (les deux institutions l’ont officiellement confirmé en mai 2009).

Dès aujourd’hui en effet : car seul le développement des luttes sociales et politiques, en France et en Europe, pourra avoir la force de rendre irrésistibles, face au pouvoir du capital et des marchés financiers, ces exigences. Ces luttes existent.

Quelques exemples

• La CGT de l’entreprise chimique Kem One a développé son propre projet de relance de l’activité après que son précédent propriétaire, un financier américain, l’a ruinée. Le projet CGT définissait les moyens d’une reprise de l’entreprise avec la participation de ses partenaires historiques (Total, Arkema, EDF) et celle de la puissance publique via la BPI et le fonds régional pour l’emploi de la région Rhône-Alpes. Il prévoyait le financement par les banques de 400 millions d’euros d’investissement et réclamait le soutien de la BCE et de la Banque de France à ces crédits sous forme d’un refinancement à 0 %. Faute d’un soutien jusqu’au bout du gouvernement Ayrault, ce projet n’a pas été retenu mais son existence a pesé dans les conditions qui ont permis la reprise conjointe par deux opérateurs privés, sans licenciements, sans baisse des salaires et avec la totalité de l’activité de l’entreprise. Les points positifs et négatifs de cette expérience sont riches d’enseignements pour les luttes qui vont se poursuivre pour l’emploi et pour un autre crédit, en France et en Europe.

• Après avoir fait adopter par le Conseil de Paris un vœu contre le recours aux agences de notation, les élus communistes de la Ville de Paris mènent campagne, avec une pétition, pour un financement à taux zéro des investissements les plus prioritaires de la ville ;

• Le Front de gauche de Saint-Gratien (Val-d’Oise) fait des propositions concrètes pour libérer la ville des emprunts toxiques et reconstituer sa capacité d’investissement dans le développement des services publics…

Ce n’est pas là la voie de la facilité et des solutions magiques : mais c’est la seule qui peut nous rendre plus forts que les marchés financiers pour nous libérer du coût du capital.

Denis Durand* est membre du Conseil national et de la section économique du PCF.

La Revue du projet, n° 42, décembre 2014

Partager cet article
Repost0
15 décembre 2014 1 15 /12 /décembre /2014 18:18

ARTICLE D'ÉDITION

Édition : La Revue du Projet

Atelier n°1 Répondre aux besoins humains, relancer l’activité et l’emploi

15 DÉCEMBRE 2014 | PAR LA REVUE DU PROJET

  • Il s’agit d’un choix principal de notre démarche politique ! Nous avons choisi de partir des besoins, de la réponse aux besoins et non des lois du marché ou des injonctions du MEDEF.

Nous considérons - et nous le démontrons - que le pays a les moyens de répondre aux besoins ; cela nécessite du courage politique. Deux dogmes sont à affronter : le matraquage sur le « coût du travail » et la pression de la diminution de la dette publique. Enfin, nous reviendrons sur la démarche démocratique qui est la nôtre autour de la réponse aux besoins de la population. Cet atelier ne sera pas exhaustif en matière de recensement des besoins, et ne constituera pas non plus un catalogue des réponses programmatiques du PCF.

Introduction : Jean-Luc Gibelin*
Partir des besoins humains, de la réponse collective que la société doit apporter à ces besoins est une posture fondamentalement alternative par rapport aux positionnements des différents projets politiques actuels et passés. Nous affirmons que la réponse aux besoins humains doit rester l’objectif d’une politique de gauche, d’une politique alternative à l’austérité. C’est une question de choix pour l’avenir de la société, de choix politiques à produire. Loin des slogans, il s’agit d’une posture politique, d’une démarche de fond.
Nous considérons – et nous le démontrons – que le pays a les moyens de répondre aux besoins ; cela nécessite du courage politique. C’est indispensable de passer par cette étape pour confirmer qu’il est possible de faire autrement que de reculer devant les logiques financières. Il est indispensable notamment avec les renoncements de l’exécutif actuel.

Tourner le dos à l’insuffisance de la demande


Cela impose donc d’affronter deux dogmes mis en avant pour faire se résigner les salariés et les populations :
1- Face à la concurrence internationale, l’emploi dépend de la compétitivité laquelle, pour être relevée, nécessite des baisses continues du « coût du travail » (salaires + charges sociales) ;
2- Face à la dictature des marchés financiers, si l’on veut sauver notre modèle social, il faut diminuer la dette publique et, donc, baisser les dépenses publiques.
Or, ce sont ces politiques qui alimentent la crise. Pour s’en exonérer, il faut tourner le dos à l’insuffisance de la demande avec une politique ambitieuse. Cela passe par :
• accroître les revenus distribués aux salariés et à leurs familles (salaires et revenus de remplacement, minima sociaux, c’est une politique de réduction des inégalités sociales, nous y reviendrons.) :
• augmenter fortement la formation du monde du travail pour faire progresser les qualifications en même temps que le pouvoir d’achat, de façon à ce que le surcroît de demande ainsi créé ne se traduise pas par une envolée durable des importations ;
• conditionner les programmes d’investissements nécessaires à des objectifs chiffrés de créations d’emploi et de formations, et progresser dans la sécurisation de l’emploi et de la formation tout au long de la vie au lieu de la précarisation généralisée ;
• et, surtout, relancer massivement tous les services publics. On répondrait aux besoins populaires (santé, éducation, logements sociaux, transports collectifs, culture, services à la personne). On impulserait un surcroît de demande (demande publique) capable d’absorber les productions supplémentaires engendrées par les nouveaux investissements. Mais on consoliderait en même temps l’efficacité de l’offre productive. Les dépenses de services publics nationaux et locaux sont, en effet, les seules dépenses susceptibles de contribuer, à la fois, à développer la demande, ne serait-ce que par la création d’emplois et d’équipements publics, et à économiser sur les coûts matériels et financiers de production, à gagner en efficacité. Par exemple, des progrès de la santé et de l’éducation, de la recherche ou des transports collectifs accroissent la productivité globale du système productif !

Maîtriser et réorienter la politique monétaire et le crédit bancaire


Il s’agit de faire en sorte que la création de monnaie de la banque centrale serve effectivement à soutenir la demande et relancer l’emploi :
La monnaie créée par la BCE (Banque centrale européenne) doit servir l’expansion sociale, au lieu de soutenir le marché financier. Il faut rompre avec le pacte de stabilité et le dogme de la croissance zéro des dépenses publi­ques. Il faut promouvoir la proposition du PCF, reprise par le Front de gauche et le PGE (Parti de la gauche européenne), de créer un « Fonds social, solidaire et écologique de développement européen ». Il recueillerait la monnaie créée par la BCE à l’occasion des achats de titres publics émis par chaque pays pour le financement de ses services publics. Démocratisé, il redistribuerait alors cette monnaie à chaque État selon les besoins sociaux et culturels propres de son peuple.
La création monétaire de la BCE doit être relayée par les banques. Ce n’est pas le cas en France où la BPI (Banque publique d’investissement) ne sert en aucune façon à changer les règles et critères du crédit et à modifier les comportements bancaires. Il faut en finir avec les allégements de « charges sociales » des entreprises. Au contraire, un nouveau crédit sélectif pour les investissements matériels et de recherche est à inventer. Son taux d’intérêt serait modulé : plus les entreprises programmeraient d’emplois et de formations correctement rémunérés et plus le taux d’intérêt des crédits des banques serait abaissé jusqu’à 0 %, voire en dessous (non-remboursement d’une partie des prêts). La modulation, nous préconisons de l’utiliser dans l’intérêt du plus grand nombre. Tout de suite, la trentaine de milliards d’euros annuels dévolus aux allégements de cotisations sociales patronales pourrait doter un Fonds national pour amorcer ce nouveau crédit, via des bonifications d’intérêts. Décentralisé, il pourrait être saisi dans les territoires. Il formerait un pôle public bancaire et financier avec la BPI, la Caisse des dépôts, la Banque postale, les banques mutualistes, ainsi que des banques nationalisées.

Le service public, pilier d’une société nouvelle


Dans un moment de crise profonde où se développent précarité, insécurité, inégalité mais aussi de révolte monte l’exigence d’une culture de partage, de justice et de solidarité, la question du service public resurgit au cœur des débats comme une réponse incontournable structurante d’une nouvelle société. Pour notre part, nous considérons que le développement des services publics, leur amélioration substantielle, la démocratisation de leur fonctionnement sont des aspects incontournables de la réponse aux besoins humains.
Il faut inverser la machine capitaliste qui, depuis des décennies, au nom d’une concurrence libre et non faussée, sur l’autel de la libéralisation a donné aux prédateurs financiers des pans entiers du service public et a dégradé le fonctionnement d’une grande part des services publics existants. Ce faisant, idéologiquement, la notion de l’utilité du service public, de sa mission de répondre aux besoins de la population s’est fortement atténuée devant la réalité concrète très dégradée.
Dans ce monde en mouvement, où les questions posées s’aiguisent, il nous faut donc être offensifs et concrétiser l’ambition portée d’un grand service public rénové dans ses finalités, son fonctionnement et contrôlé démocratiquement.
Qui dit service public doit définir quel nouveau modèle d’entreprise publique nous voulons avec quels critères de gestion démocratique et quels personnels avec quel statut. Qui dit service public doit déterminer quels sont les champs nouveaux que nous voulons extraire de la sphère marchande, les services à la personne par exemple. Qui dit service public doit exiger des financements nouveaux et une réforme fiscale de justice sociale. Il ne s’agit pas du maintien du statu quo mais bien d’une autre conception des services publics.

Le système de protection sociale français


Conçu en 1945 il constitue un des mécanismes clés de la régulation du système économique. Il constitue une réponse historique originale à la crise systémique de l’entre-deux-guerres. Il a notamment contribué à la phase d’essor de 1945 à 1967. Il permet de couvrir les coûts sociaux liés au type de progression de la productivité du travail. Le système de protection sociale (SPS) contribue à la prise en compte de la « dynamique des besoins sociaux ». Il participe à la reproduction de la force de travail, en la maintenant en « bon état de marche » et en accroissant sa capacité productive de valeur ajoutée. Le SPS contribue à un meilleur entretien de la force de travail par une meilleure couverture des besoins sociaux (famille, santé, retraite, etc.)
Le SPS tend à la fois à la relance de la consommation et à la relance de la production, jouant à la fois sur la demande et sur l’offre. Il tend à élargir la consommation privée et collective, donc les débouchés des entreprises, il contribue ainsi à stimuler l’incitation à investir, l’emploi et la production. Les prestations participent ainsi à un autre type de développement économique et social. Le financement du système de protection sociale repose sur des cotisations assises sur les salaires versés dans les entreprises, mais permettant en même temps de financer les solidarités.
Face à l’accumulation et à l’accélération des réformes régressives de Sarkozy à Hollande et à la crise profonde d’efficacité et de financement du système de protection sociale, des réformes alternatives de progrès et d’efficacité sont indispensables. Toutes les forces vives du pays, comme en 1945-1946, doivent faire preuve de créativité pour faire monter des alternatives aux choix austéritaires. La solution n’est pas dans la réduction des dépenses publiques et sociales et des prélèvements publics et sociaux obligatoires. Concernant le système de santé, elle ne peut consister dans une réduction des dépenses de santé solidaires, qui favoriserait l’éclatement entre assistance et assurance. Une véritable régulation médicalisée devrait partir d’une évaluation des besoins de santé au plus près du terrain, d’une détermination contrôlée des réponses à apporter à ces besoins humains. Elle appelle la concertation et la contribution des acteurs pour la construction de procédures de régulation aboutissant à un système de santé réellement solidaire, préventif, favorisant l’accès précoce aux soins, coordonné et efficace avec un meilleur suivi du malade et de meilleurs résultats de santé. Les dépenses sociales de santé, de retraite, pour la politique familiale, etc. devraient être étendues et réorientées. Loin de représenter un boulet pour l’économie, elles pourraient contribuer à une issue de progrès à la phase de difficultés du cycle long en cours et amorcer une nouvelle phase d’essor, en anticipant de nouveaux mécanismes de régulation. Une réforme de fond du financement permettrait de prendre en compte les besoins sociaux (retraite, santé, famille, emploi) qui ont émergé dans la crise, afin d’amorcer un processus de sortie de crise.
Une refonte de progrès du système de protection sociale est une nécessité vitale pour sortir de la crise en cours, notamment pour répondre aux nouveaux besoins de santé, aux exigences d’une politique familiale moderne, d’un financement dynamique des retraites, de l’autonomie des personnes âgées, etc. Des constructions institutionnelles nouvelles pourraient concerner un nouveau système de sécurité d’emploi ou de formation. Celui-ci viserait à assurer à chacune et à chacun une sécurité et une continuité de revenus et de droits sociaux relevés. Cela impliquerait de nouveaux droits sociaux et pouvoirs des salariés, des acteurs sociaux, des associations, des usagers et de toutes les populations. La promotion de la formation tout au long de la vie, la sécurisation et le développement de l’emploi, des salaires, pourraient concourir à dégager de nouvelles ressources pour la sécurité sociale, tout en visant une nouvelle avancée de civilisation.

La réduction des inégalités


Nous considérons qu’il est indispensable d’engager une politique de réduction des inégalités sociales énergique, courageuse et durable pour répondre aux besoins humains.
C’est l’augmentation des salaires dans la fonction publique, des pensions de retraité-e-s, des minima sociaux pour ce qui est de la responsabilité directe du gouvernement. C’est aussi conditionner des mesures d’aide ou d’accompagnement aux entreprises à l’amélioration effective et contrôlée de l’emploi qualifié, des salaires, de la formation des salariés. Il n’est plus possible que des entreprises empochent des milliers d’euros d’aide et licencient comme c’est le cas pour le CICE et Sanofi par exemple. C’est aussi une politique de réduction des inégalités sociales avec des aides spécifiques pour les bas salaires, un accompagnement significatif de la formation continue qualifiante…
Répondre aux besoins humains c’est aussi toute la sphère des apprentissages, de l’éducation, du savoir, de la culture, du développement humain. Là encore, la sélection par l’argent est inacceptable pour nous, au contraire, nous considérons que ces secteurs-là ont cruellement besoin de développement d’emploi qualifié, de structures innovantes…

Plus globalement, nous mesurons bien que la réponse aux besoins humains dans leur diversité, impose de s’exonérer de la loi du profit. La recherche du profit financier immédiat est le contraire de la réponse aux besoins humains. La solution n’est pas de composer avec mais bien de s’y attaquer avec conviction et détermination.

Une démarche démocratique


Revenons sur notre démarche démocratique autour de la réponse aux besoins humains, une démarche fondamentale. Nous considérons qu’il y a trois phases.
Celle de l’expression des besoins. Il s’agit de se donner les moyens de faire s’exprimer les besoins humains dans leur diversité. C’est une étape déterminante. Il n’est pas question de la considérer comme acquise ou allant de soi. Décider à la place des femmes et des hommes n’est pas une solution.
Celle de la détermination de la réponse aux besoins exprimés. Il s’agit ensuite de déterminer les réponses à apporter à ces besoins, le faire de manière dynamique tant dans le contenu que sur la durée. Cela est évidemment en lien avec la réalité locale. Là encore, pas de recettes inventées en dehors des actrices et des acteurs locaux. Il est indispensable de lier celles et ceux qui expriment les besoins et celles et ceux qui contribuent à y répondre.
Enfin, celle du contrôle de la mise en œuvre des réponses. C’est un enjeu considérable. Il n’est pas question de faire l’économie de cette étape. Ce contrôle démocratique est le moyen d’avoir la garantie que le processus sera conduit à son terme, c’est le respect de la bonne mise en œuvre des réponses décidées, c’est l’engagement à maintenir des actrices et des acteurs de la démarche jusqu’à son terme…

*Jean-Luc Gibelin est membre du comité de pilotage du projet, animateur du secteur Santé du Conseil national du PCF.

La Revue du projet, n° 42, décembre 2014

Partager cet article
Repost0
15 décembre 2014 1 15 /12 /décembre /2014 12:51

Macron, la régression

« On place ses éloges comme on place de l’argent, pour qu’ils nous soient rendus avec les intérêts », écrivait Jules Renard. Xavier Bertrand, candidat UMP à la primaire pour 2017, n’a pas d’autre dessein en couvrant de compliments Manuel Valls : « Prenez le pouvoir ou prenez vos responsabilités ».

Égrenant sa liste d’un programme ultralibéral, l’ancien ministre des Affaires sociales appuie Matignon pour « faire des réformes jusqu’au bout ». Le calcul est limpide : la démission du Premier ministre devant l’idéologie du Medef conforte le discours de l’UMP et les brutalités infligées aujourd’hui serviront de point d’appui à celles envisagées demain. C’est dire encore combien le ralliement à l’austérité du petit cercle
des gouvernants fortifie les projets les plus réactionnaires. C’est un scénario qui s’est déjà déroulé en Allemagne, avec le résultat qu’on sait, et une Angela Merkel
qui danse désormais sur les décombres du Parti social-démocrate.

À gauche, la loi Macron, que de plus en plus de députés de droite se disent disposés à voter, suscite une indignation et des mobilisations croissantes. Cela a même secoué les états généraux du Parti socialiste, pourtant anesthésiés par une charte sans odeur, ni saveur. En mettant en cause ce projet, Marie-Noëlle Lienemann l’a emporté à l’applaudimètre. Un nombre croissant de députés socialistes hésitent à se compromettre en votant à l’Assemblée une telle régression. La protestation n’est pourtant pas si aisée à organiser. En éparpillant façon puzzle les garanties sociales, le patron de banque promu ministre s’efforce de disperser les oppositions.

Le Front de gauche a décidé, dans la variété de ses composantes, de s’engager dans une campagne qui permette de donner corps au mécontentement à l’égard d’un texte qui puise son inspiration dans les bréviaires du Medef. Le pire n’est pas certain 

Partager cet article
Repost0
11 décembre 2014 4 11 /12 /décembre /2014 10:24

Avec sa loi, le libéral Macron braque la gauche

MERCREDI, 10 DÉCEMBRE, 2014

jour après jour, le ministre de l’économie rassemble de plus en plus... contre lui. Hier, c’était au tour des professions réglementées (avocats, notaires...) de manifester.

Photos : Charles Platiau/Reuters

Le gouvernement, Manuel Valls en tête, a présenté, hier, le projet de loi controversé du ministre de l’Économie, Emmanuel Macron. À gauche et jusque dans les rangs du PS, les oppositions se sont confirmées à mesure que le projet était officiellement présenté.

En rangs serrés. À la sortie du Conseil des ministres, hier matin, Manuel Valls est monté au créneau pour défendre le désormais fameux projet de loi Macron, du nom du ministre de l’Économie, très contesté sur plusieurs fronts, en particulier sur sa gauche. Le ministre en question a eu droit à un discours de soutien total de la part du premier ministre qui a engagé tout l’exécutif, Élysée compris : « C’est une loi de progrès et de liberté et là je reprends les mots prononcés par le président de la République », a-t-il déclaré. « Libérer », « investir » et « travailler ». À défaut d’avoir encore été consacrés devise du gouvernement « pro-business » (Manuel Valls à la City de Londres le 6 octobre dernier), ces trois mots ouvrent chacun l’un des chapitres du projet de loi « pour libérer le potentiel inexploité de croissance et d’activité ». 106 articles liés à des sujets très divers, sous un même emballage. Il y a l’élargissement du travail dominical, principal sujet de discorde. Mais aussi l’ouverture des lignes d’autocar sur le territoire national concurrençant les liaisons ferroviaires de la SNCF, la libéralisation des professionnels réglementées du droit tels les notaires ou les huissiers, le retour de la possibilité de ventes immobilières à la découpe, ou encore des attaques contre les prud’hommes. Autant de thèmes abordés, de catégories touchées, que de résistances possibles. « Je vois bien le risque de différents fronts, reconnaît le très libéral député socialiste Christophe Caresche.

Partager cet article
Repost0
10 décembre 2014 3 10 /12 /décembre /2014 06:34
Partager cet article
Repost0
7 décembre 2014 7 07 /12 /décembre /2014 10:42

Jean-Marc Durand : « La crise est due aux politiques soutenues par le Medef »

ENTRETIEN RÉALISÉ PAR KEVIN BOUCAUD

MARDI, 2 DÉCEMBRE, 2014

Manifestation, le 15 novembre dernier, à Paris, à l’appel du Front de gauche contre le budget d’austérité gouvernemental.

Photo : Patrick Nussbaum

Alors que le PCF a décidé de riposter à la semaine de mobilisation du Medef, l’économiste Jean-Marc Durand rappelle, contrairement à ce qu’avance le patronat, que « les prélèvements obligatoires sur le capital ont baissé de façon importante » depuis trente ans.

Pour la contre-semaine d’actions du PCF en riposte au Medef, pourquoi avoir choisi, comme itinéraire de manifestation, ce soir, d’aller du siège de l’organisation patronale à l’ambassade du Luxembourg, à Paris ?

Jean-Marc Durand : Le Medef représente tout particulièrement les grosses entreprises, contrairement à ce que l’on raconte. Il y a de petites entreprises en son sein, mais ceux qui décident, ce sont les grands patrons. Ce sont eux qui distribuent les dividendes, qui sont en pleine augmentation. C’est là que la spoliation de la société s’exerce, du fait de tous les allégements fiscaux dont ils sont les grands bénéficiaires, et de l’évasion fiscale et financière. Le Luxembourg est justement le paradis fiscal par excellence, dont l’ancien premier ministre n’est autre que Jean-Claude Juncker, aujourd’hui président de la Commission européenne à Bruxelles.

Que répondez-vous au patronat qui prétend qu’il souffre depuis trente ans ?

Jean-Marc Durand : C’est paradoxal, puisqu’à partir du tournant de la rigueur de 1983-1984, le cours des choses s’est inversé. Les prélèvements obligatoires sur le capital ont baissé de façon importante, alors que les impôts et taxes sur les salaires ont connu le sort inverse. Entre 1981 et 1998, la part des salaires a diminué de plus de 15 % dans les entreprises non financières. Les entreprises du CAC 40 ont un taux d’impôt réel sur les sociétés de 8 %, contre 33 % pour les petites entreprises et 24 % pour les moyennes. Gattaz et le Medef expliquent que les 41 milliards du pacte de responsabilité sont un juste retour des choses pour pallier l’augmentation des prélèvements fiscaux. Il est vrai que, depuis le choc des subprimes en 2008-2009, les prélèvements fiscaux ont augmenté sur les entreprises et sur les citoyens. Sauf qu’il faut savoir que cette crise est largement due au résultat des politiques soutenues et initiées par le Medef. Depuis, les prélèvements fiscaux ont progressé de 66 milliards d’euros, dont un tiers à la charge des entreprises, soit une vingtaine de milliards. Le pacte de responsabilité va donc bien au-delà de ce montant.

La CGPME se plaint de la taxation des dividendes. Est-il en projet de taxer les revenus du capital ?

Jean-Marc Durand : Cette mesure annoncée par le gouvernement est un écran de fumée. S’il avait voulu vraiment prendre une mesure significative en matière de taxation du capital, il fallait revenir sur le dispositif Copé d’exonération des revenus de cession de parts d’entreprises. De plus, les mesures du capital mobilier bénéficient d’un crédit d’impôt annuel d’un montant de 40 %.

Quelles propositions le PCF oppose-t-il aux revendications patronales ?

Jean-Marc Durand : Sur le plan fiscal, il faut d’abord restaurer un véritable impôt sur les sociétés. Nous pourrions le décliner de manière progressive en tenant compte du chiffre d’affaires de l’entreprise et introduire une modulation de cet impôt en fonction de l’utilisation des bénéfices. Il faut ensuite une réforme de l’impôt de solidarité sur la fortune, qui intègre dans sa base les biens professionnels, dont les actions. Pour finir, il y a la taxation des placements financiers des entreprises. Sur le plan bancaire et financier, il faut mettre en place un fonds national pour l’emploi, et introduire un crédit sélectif à taux dégressif, en fonction de son utilisation par les entreprises. La Banque centrale européenne doit également racheter les dettes des États et développer un fonds social et solidaire pour leur réindustrialisation.

Jean-Marc Durand est économiste et membre du PCF

Partager cet article
Repost0
6 décembre 2014 6 06 /12 /décembre /2014 17:43

La bombe Macron s’abat sur les droits des salariés

FANNY DOUMAYROU

JEUDI, 20 NOVEMBRE, 2014

Un des volets du projet du ministre Macron vise à mettre au pas les prud’hommes pour qu’ils fassent de l’abattage, au détriment des salariés qui demandent réparation.

Photo : Éric Piermont/AFP

Décryptage. Sous prétexte de favoriser l’emploi, le projet de loi fourre-tout du ministre de l’Économie, Emmanuel Macron, marque une accélération dans la déréglementation des horaires de travail et la casse des institutions que sont les prud’hommes, l’inspection et la médecine du travail.

La grenade Macron contre le Code du travail est dégoupillée. Le projet de loi censé « libérer l’activité », selon son intitulé, concocté par le ministre de l’Économie comme pour incarner la dictature des intérêts privés sur les choix sociaux et sociétaux a été transmis lundi au Conseil d’État, en vue d’une présentation en Conseil des ministres à la mi-décembre. Si la plupart des thèmes et des mesures du projet étaient connus, certains y ont été inclus dans la plus grande opacité. La mouture finale révèle une attaque de grande ampleur contre les droits des salariés – avec l’extension du travail du dimanche et de nuit –, et contre leurs institutions que sont les conseils de prud’hommes, l’inspection et la médecine du travail. Il révèle aussi la brutalité de la méthode du gouvernement qui, pour certains thèmes, passera par ordonnance pour éviter le débat au Parlement. Décryptage des principaux points du projet.

1. Vannes ouvertes au travail du dimanche

Si les socialistes avaient dénoncé en 2009, sous Sarkozy, la loi Mallié élargissant les possibilités d’ouverture des commerces le dimanche, leur projet explose les records en matière d’extension du travail dominical, et ouvre la voie au travail 7 jours sur 7 et 24 heures sur 24 à l’américaine, avec la possibilité de faire travailler les salariés jusqu’à minuit sans que cela soit considéré comme du travail de nuit !

L’extension est multiforme. D’une part, les cinq dimanches par an d’ouverture des magasins qui pouvaient être décidés par les maires des communes passent à douze par an, dont cinq seraient accordés de droit aux commerces, sans que l’édile local puisse s’y opposer. D’autre part, le projet va généraliser l’ouverture des centres commerciaux. La loi Mallié avait légalisé la situation des centres qui ouvraient jusqu’alors dans l’illégalité, en créant le concept de « périmètre d’usage de consommation exceptionnel » (Puce), réservé aux agglomérations de plus d’un million d’habitants. Avec Macron, les Puce sont transformés en « zones commerciales caractérisées par un potentiel commercial », une définition en forme de pléonasme qui signifie que toute zone commerciale, partout en France, pourra obtenir l’autorisation. Autre innovation, en plus des zones touristiques actuelles, le texte crée les fameuses « zones touristiques internationales », qui permettront notamment aux magasins des Champs-Élysées et aux grands magasins comme le Printemps et les Galeries Lafayette à Paris d’ouvrir le dimanche alors que les actions en justice de l’intersyndicale Clic-P les en empêchent aujourd’hui.

Ces zones seront déterminées par les ministères du Travail, du Tourisme et du Commerce, une manière d’exclure les municipalités, comme celle de Paris qui a refusé en 2010 ce cadeau aux grands magasins. Anne Hidalgo, maire PS de la capitale, n’a pas manqué de réagir mardi en prévenant qu’elle n’accepterait pas que « les pouvoirs du maire soient captés par Bercy ». C’est dans ces zones touristiques internationales que les enseignes se voient tailler un Code du travail sur mesure, avec un nouveau concept de « travail de soirée » qui décale à minuit le déclenchement du travail de nuit. Pour faire passer la pilule, le gouvernement instaure pour ces innovations une garantie de volontariat des salariés et le doublement du salaire pour les heures de travail dominical ou vespéral. Les syndicats insistent sur le leurre du volontariat, du fait des pressions possibles des directions sur les salariés. Et pour les majorations de salaire, le texte offre une issue aux patrons. Les entreprises pourront négocier des accords moins favorables, et ce n’est qu’en l’absence d’accord que le filet de sécurité de la loi s’appliquera, avec la majoration de 100 %. De plus, ce filet ne concernera pas les établissements de moins de 20 salariés. L’éclatement de l’activité des groupes en petits établissements distincts leur permettra d’échapper au surcoût du dimanche. Le Clic-P annonce une nouvelle manifestation le 16 décembre.

2. Prud’hommes : la Justice du travail remise au pas

La spécificité de la justice prud’homale, rendue par des juges issus du monde du travail à parité entre employeurs et employés, c’est du passé. Sous prétexte que les délais de jugement dans les conseils de prud’hommes d’Île-de-France sont inacceptables, Macron engage une restructuration profonde de l’institution, déjà entamée avec la suppression de l’élection des juges prud’homaux, discutée aujourd’hui même à l’Assemblée nationale. Il n’est pas question de donner à ces tribunaux les moyens nécessaires à un bon fonctionnement, mais de les mettre au pas pour qu’ils fassent de l’abattage, au détriment des salariés qui demandent réparation. Dans 92 % des cas, les salariés saisissent les prud’hommes à l’occasion d’un licenciement. Or, dans ce cas, le projet prévoit qu’avec l’accord des parties, l’affaire sera renvoyée vers une formation restreinte (deux juges au lieu de quatre) qui statuera sous trois mois et allouera au salarié une indemnité forfaitaire en fonction d’un barème lié à son ancienneté dans l’entreprise. « On ne sera plus de vrais juges car le travail d’un juge, c’est de regarder chaque cas et de voir les préjudices, pas d’allouer un montant fixe », s’insurge Jamila Mansour, présidente CGT des prud’hommes de Bobigny, où les juges CGT, FO et Solidaires font la grève des audiences depuis lundi, comme à Paris et à Lyon. Autre aspect de la réforme, le juge professionnel prendra le pas sur les juges prud’homaux. Aujourd’hui, les affaires sont jugées par les conseillers prud’homaux et ne font l’objet d’un départage par un magistrat que quand ils ne parviennent pas à trancher. Le projet Macron permet de passer directement à l’étape du juge professionnel. Une manière d’accélérer les procédures et d’instaurer en douce le système d’échevinage (un juge professionnel assisté d’un assesseur employeur et un salarié), fortement rejeté par les organisations syndicales et patronales. « Dans ce système, les juges prud’homaux deviennent optionnels, déplore Jamila Mansour, de la CGT. Le gouvernement veut enterrer les prud’hommes mais de manière perverse car il n’a pas le courage d’y aller frontalement. »

3. Inspection et médecine du travail : carte blanche pour réformer

Ce sont les deux surprises du chef, l’inclusion dans le projet Macron d’une carte blanche pour réformer la médecine du travail et l’inspection du travail par voie d’ordonnances, histoire de contourner magistralement les débats au Parlement. Concernant l’inspection du travail, le premier volet de la réforme dite Sapin – la restructuration des services – est passé par décret et en cours d’application. Restait le deuxième volet, consistant à donner aux inspecteurs de « nouveaux pouvoirs » de sanction contre les employeurs en infraction, sous forme d’amendes administratives ou de transactions pénales décidées par les directeurs régionaux du travail. Un projet contesté par les syndicats CGT, Solidaires et SNU-FSU, qui y voient une façon d’épargner aux patrons des poursuites pénales déjà trop rares. Le projet ayant été rejeté au printemps par le Parlement, les syndicats guettaient sa réapparition. Alors que le ministère du Travail leur a refusé toute information ces dernières semaines, ils découvrent dans le projet Macron que leurs pouvoirs seront réformés par ordonnance sous neuf mois, sans précision sur le contenu. « C’est l’opacité totale ! » dénonce Anthony Smith, inspecteur du travail CGT. Le texte prévoit aussi la révision « de la nature et du montant des peines applicables en cas d’entrave au fonctionnement des institutions représentatives du personnel », conformément à la promesse formulée mi-octobre par François Hollande de supprimer la peine de prison pour les patrons piétinant les droits des délégués du personnel, des comités d’entreprise, des comités d’hygiène et sécurité, au motif que cela inquiéterait les investisseurs étrangers. En réalité, les employeurs ne vont jamais en prison et les procès-verbaux d’inspecteurs pour entrave sont très souvent classés par la justice. En allégeant encore la peine inscrite dans le Code du travail, le gouvernement lance un signal supplémentaire pour que ces droits ne soient pas respectés. Même opacité pour les médecins du travail qui ont découvert fin octobre qu’ils seront frappés par le « choc de simplification » du gouvernement. Ce dernier compte supprimer la visite médicale périodique des salariés et mettre fin aux avis d’aptitude « avec restrictions » délivrés par les médecins du travail, qui obligent l’employeur à aménager les postes de travail. La réforme est finalement venue se nicher dans la loi Macron, mais là encore sans précision puisque c’est par ordonnance que seront prises ces mesures.

Partager cet article
Repost0
1 décembre 2014 1 01 /12 /décembre /2014 09:26

Ce que le Medef cache aux Français

PIERRE IVORRA

LUNDI, 1 DÉCEMBRE, 2014

PHILIPPE HUGUEN / AFP

La semaine d’action de l’organisation patronale commence ce lundi. Elle vise à créer un écran de fumée sur les difficultés de PME étranglées par les groupes du CAC 40 qui ponctionnent toujours plus de richesses sur le dos de l’emploi et des salaires.

Ce n’est pas le Medef qui vous l’apprendra cette ­semaine, il va pleurer misère avec une semaine d’action pour dire la « souffrance des patrons ». Mais, en cette année 2014, la France serait en tête de gondole au rayon du fric-frac. Elle serait le plus important payeur de dividendes en Europe, hors Royaume-Uni, selon l’indice du cabinet anglo-saxon Henderson. Ce dernier évalue le total de la rémunération des actionnaires à 40,7 milliards de dollars rien qu’au ­deuxième trimestre, en hausse de 30 % par rapport à 2013. De source officielle, du côté des cadors du capital, au cours du premier semestre 2014, les grands groupes du CAC 40 ont engrangé 31,4 milliards d’euros de bénéfices. Près des deux tiers du budget annuel de l’éducation nationale en seulement six mois ! Ce résultat paraît étonnant. En effet, le tassement de la demande en France a pour conséquence d’écraser l’activité et de contribuer fortement à la dégradation des résultats de microentreprises et PME. ­Comment les grands groupes du CAC 40 font-ils pour tirer leur épingle du jeu et dégager, eux, des résultats en progression (voir graphique) ? Ils font leur pelote grâce d’abord à leur redéploiement ailleurs que dans cette Europe plombée par l’austérité. En 2011, selon des données de l’Insee, les multinationales sous contrôle français réalisaient 52 % de leur chiffre d’affaires dans leurs filiales étrangères et y employaient plus de la moitié de leurs effectifs.

Une caste accumule les capitaux en appauvrissant le pays

Sur le territoire national, les grands groupes français ont une rentabilité très au-dessus des autres entreprises. Avec seulement 34 % de l’emploi, ils réalisent 40 % de la richesse créée par les entreprises, et la moitié des profits bruts. Des données qui ne sont pas made in Medef mais tirées d’études de l’Insee. Cette profitabilité, ils l’obtiennent à la fois en pratiquant des politiques salariales restrictives, en sabrant l’emploi, mais aussi en spéculant et en étranglant les PME sous-traitantes. Une caste de grands patrons tient les rênes de l’économie, accumule des masses énormes de capitaux, s’enrichit à bon compte en appauvrissant le pays et ses habitants. En cette année 2014, le nombre de milliardaires en France est passé en un an de 55 à 67, selon la revue Challenges. Le montant total des 500 premiers patrimoines professionnels français aurait augmenté de 15 % en un an, pour atteindre 390 milliards d’euros. Leurs ressources sont à l’identique. Comme nous l’avons révélé dans l’Humanité, la moyenne des revenus imposables des 10 % de ménages fiscaux résidant dans le quartier de la Muette, dans le 16e arrondissement de Paris, l’un des quartiers où la grande bourgeoisie française a établi son ghetto, s’élève à 19 946 euros par mois. Ceux du quartier Saint-James, à Neuilly, où habite la première fortune française, Liliane Bettencourt, propriétaire de L’Oréal, disposent, eux, en moyenne, de 28 727 euros par mois, soit l’équivalent de 25 Smic net !

Le renouvellement de l’appareil productif sacrifié

Ce pillage a sa source dans l’entreprise. Selon l’Insee, dans les sociétés non financières, les revenus de la propriété versés à des particuliers et à d’autres entreprises représentaient, en 2013, l’équivalent du quart de leur valeur ajoutée, contre 16,3 % pour les cotisations sociales. Au fil des années, ces revenus ont gonflé, gonflé… constituant 15,8 % de la valeur ajoutée des entreprises en 1981, 18,5 % en 1990, 23,8 % en 2000 et donc 24,8 % en 2013. Ces revenus de la propriété prélevés sur les entreprises s’élèvent à 265 milliards d’euros en 2013, ils se décomposent essentiellement en dividendes, en charges d’intérêts payés aux banques. Ils sont supérieurs aux dépenses d’investissements matériels de ces mêmes entreprises non financières (241 milliards d’euros en 2013). On consacre plus d’argent pour payer les actionnaires que pour renouveler l’appareil productif, le rendre plus efficace ! Là encore, le Medef et son président « bidonnent ». À les entendre, pour investir et embaucher, il faudrait donner plus de marges au capital, mais l’histoire récente dément une telle affirmation. Sous les coups de butoir de la politique de rigueur conduite par les gouvernements socialistes, puis ceux de la droite dans les années 1985 et 1990, la part des salaires dans la richesse créée par les sociétés non financières (SNF) est tombée de 73,3 %, en 1981, à 70,3 %, en 1985, 62,6 % en 1998. Cela n’a pas pour autant permis de booster l’investissement, qui lui aussi a piqué du nez, passant d’environ 22 % de la valeur ajoutée des SNF, dans les années 1970-1980, à un petit 20 % dans les années suivantes. Le redressement du taux de marge a en fait servi à augmenter les ­dividendes des actionnaires. Cet enrichissement a un effet terriblement pervers, le capital grossit, mais plus il grossit, plus il réclame rémunération, cela d’autant que les taux de rentabilité élevés obtenus dans les opérations spéculatives imposent leur diktat aux activités productives qui s’efforcent de se hisser à leur niveau en utilisant les nouvelles technologies contre la croissance, l’emploi, les salaires, le développement humain et l’environnement. Deux exemples le montrent. Fin décembre 2007, avant le krach financier de 2008, l’action Renault valait 98 euros. Après le krach, elle est tombée à 11,52 euros, puis elle est remontée. Actuellement, elle est à 64,52 euros. Comment la direction du groupe a-t-elle fait pour regonfler le cours ? En relançant la distribution de dividendes. Zéro dividende en 2009 et 2010, 0,30 euro par action en 2011, 1,16 euro en 2012, 1,72 euro en 2013 et 2014. Ce « décollage » s’est effectué contre l’emploi, en France particulièrement. En 2013, par rapport à 2012, les effectifs mondiaux du groupe ont diminué de 5 279 personnes, soit 4,2 %. Les effectifs français ont diminué de 4 653 personnes, soit de 8,7 %. C’est dire que 88 % des réductions de postes dans le groupe ont été réalisées dans les sites hexagonaux. En 2013, Sanofi a perçu 11,5 millions d’euros au titre du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi, et près de 125,7 millions d’euros en crédit d’impôt recherche. La même année, le groupe a supprimé près de 600 emplois en France. Entre 2009 et 2014, 4 800 emplois ont été supprimés en France. Durant la même période, le dividende par action est passé de 0,66 euro à 2,81 euros et le rendement du titre (ratio dividende-cours) de 0,79 % à 3,63 %. Au niveau des entreprises, en France pour un PIB qui a progressé de 5,3 % entre mars 2009 et mars 2014, l’indice CAC 40, qui mesure l’évolution de la valeur des actions des grands groupes français, c’est-à-dire le capital accumulé de ces sociétés, a augmenté de 71,1 %. On constate une même enflure des dettes publiques. En France, pour un PIB en progression de 8,6 % entre 2007 et 2013, on a une dette ­publique en hausse de 57,7 %. Or, si pour le contribuable français celle-ci représente un coût, pour les banques et les compagnies d’assurances qui achètent ces titres de dette, c’est une source de rapport. Les charges d’intérêts payées par les finances publiques représentent 48,5 milliards d’euros, soit un peu plus que le budget de ­l’éducation nationale. Avec la même dette, mais un taux proche de 0 %, cette charge d’intérêts disparaîtrait quasiment, générant un ballon d’oxygène. Le contraste est saisissant : des masses énormes de capitaux sont accumulés, des profits considérables sont dégagés et, par ailleurs, le nombre de chômeurs ne cesse de progresser. Le niveau de vie est en recul. Selon les données de l’Insee, de 2009 à 2012 son niveau médian est passé de 1 680 euros à 1 645 euros. Comment mettre un terme à cette hémorragie ? En faisant reculer cette emprise de la finance. En ­impulsant d’autres critères de financement et de développement des ­activités que ceux fondés sur l’accumulation d’argent.

Partager cet article
Repost0
30 novembre 2014 7 30 /11 /novembre /2014 11:12

Jean-Marie Harribey

Jean-Marie Harribey pour Alternatives Economiques

Derrière l’imposture de la « science » économique, qu’y a-t-il ?

Je salue à mon tour la publication de l’ouvrage de l’économiste australien Steve Keen, L’imposture économique, dont la nouvelle édition vient d’être traduite en français (Les Éditions de l’atelier, 2014, avec une préface de Gaël Giraud)[1]. Il propose une critique minutieuse de toutes les hypothèses et de tous les résultats de la théorie néoclassique qui a établi une domination sans partage sur l’enseignement universitaire, la recherche et les revues académiques, sans parler des médias. Ce livre procurera une véritable jubilation à tous ceux qui en ont marre de voir l’absence de rigueur logique chez les plus hautes sommités, pourtant récompensées par les titres, les honneurs et les places de pouvoir pour reproduire le monopole d’une discipline qui a tout du charlatanisme. Ladite science économique est une gigantesque imposture. Mais que cache cette imposture de nature intellectuelle, conceptuelle et épistémologique ? Cet ouvrage va-t-il jusqu’au bout de sa critique ? Essayons de voir cela en suivant les étapes principales du parcours auquel nous invite l’auteur.

1. La déconstruction de la « science » économique officielle

Le livre de Keen se compose de trois parties. Les deux premières montrent que les fondements de la théorie qu’on appelle néoclassique depuis le début du XXe siècle sont dépourvus de toute logique et sont même totalement incohérents. Non seulement les hypothèses retenues sont introuvables dans la réalité, mais les conclusions sont absurdes.

La « loi » de l’offre et de la demande n’est pas une loi

Le pont aux ânes de l’économie du café du commerce est la fameuse loi de l’offre et de la demande. Qui oserait la mettre en doute ? Pourtant, chacun des deux côtés de cette prétendue loi, censés se couper en un point déterminant le prix auquel s’équilibre le marché, souffre d’un vice congénital : l’impossibilité de passer d’un raisonnement mené à l’échelle individuelle (microéconomique) à un raisonnement global (macroéconomique).

Le problème examiné par Keen dans sa première partie est celui de l’agrégation des comportements individuels pour aboutir à un comportement global. Suffit-il d’ajouter les premiers pour définir le second ? Vieille question : la société est-elle la somme des individus ? Oui, répondent tous les économistes libéraux. Patatras, ce sont les meilleurs théoriciens néoclassiques qui, cherchant à démontrer la pertinence de cette assertion, ont abouti à démontrer le contraire. Et cela, pour la demande comme pour l’offre.

Du côté de la demande, on pourrait croire que, puisque la demande de consommation d’un bien par un individu évolue habituellement en sens inverse de son prix, le même phénomène pourrait être retrouvé au niveau de l’ensemble de l’économie : la demande globale d’un bien baisserait quand le prix monte. Faux, dit le théorème appelé « Sonnenschein-Mantel-Debreu », du nom des trois économistes qui, tels des kamikazes, s’étaient lancés dans les années 1970 dans la quête du Graal économique, et qui ont lucidement accepté de se faire hara-kiri. Pour que la loi de la demande soit vérifiée, il faudrait que tous les individus aient les mêmes goûts et préférences (impossible sauf à abandonner l’hypothèse d’indépendance des individus) et que la variation de leurs revenus ne modifie pas leurs préférences (impossible sauf à supposer que tous les revenus varient semblablement ou qu’il n’y a pas d’interférences entre les décisions des uns et celles des autres). La théorie de la demande globale suppose donc qu’il n’existe qu’un seul consommateur et qu’un seul bien. Idiot, comme Marx l’avait déjà dit en dénonçant cette « robinsonnade ». Résultat : la demande globale peut évoluer dans n’importe quel sens quand les prix varient ; par exemple elle peut augmenter quand le prix d’un bien de première nécessité augmente si les individus ne peuvent plus acheter que celui-là. La courbe de la demande globale n’est donc pas forcément décroissante, parce que l’« effet de revenu » peut contrecarrer l’« effet de substitution ». Les théoriciens de l’« équilibre général » ont dû admettre que, l’élasticité de la demande par rapport au prix n’étant pas toujours négative, la « loi » n’est vraie que si… on est déjà à l’équilibre… Dur, dur, une démonstration qui suppose le problème résolu.

Du côté de l’offre, on arrive aux mêmes incohérences. La théorie néoclassique dit que l’entreprise atteint son point optimum de profit lorsqu’elle égalise son prix avec son coût marginal. Mais pour que cette égalisation puisse être réalisée, il faut supposer que les coûts marginaux sont croissants, c’est-à-dire qu’il n’y a jamais de rendements croissants dus à des économies d’échelle, sinon cela impliquerait que toute entreprise aurait intérêt à augmenter indéfiniment sa production et donc à demander une quantité illimitée d’inputs. Pour contourner ces difficultés, les néoclassiques ajoutent d’autres hypothèses : existence de coûts fixes (les fonctions d’offre sont alors discontinues), accès limité (donc pas de libre entrée, l’une des conditions de la concurrence parfaite).

Le mythe de la concurrence parfaite

Le pire est à venir pour la microéconomie néoclassique : « Les producteurs s’efforcent de maximiser leur propre bénéfice – leurs profits – et non les bénéfices de la société. Ces deux intérêts – les consommateurs cherchant à retirer le maximum de bénéfice de leur consommation, les producteurs tentant d’obtenir le profit maximal de leur production – ne coïncident que si le prix de vente est égal à la variation de la recette que les producteurs obtiennent en vendant une unité supplémentaire, variation que les économistes appellent “recette marginale”. Le prix – le montant que les consommateurs sont prêts à payer – vous donne[2] l’”utilité marginale” obtenue par la consommation du dernier bien acheté. Et c’est seulement s’il est égal à la “recette marginale” obtenue par le producteur pour la toute dernière unité de production vendue que les bénéfices de la société seront égaux au gain individuel du producteur quand il vend ce bien. Cela ne peut advenir que si la “recette marginale” pour le produire équivaut à son prix. Seule la concurrence parfaite garantit ce résultat car une courbe d’offre n’existe que si le prix de vente est égal au coût marginal. Sans concurrence parfaite, bien qu’une courbe de coût marginal puisse être tracée, elle ne correspond pas à la courbe d’offre, et […] la quantité offerte sur le marché sera inférieure à la quantité qui maximiserait le bien-être social. » (p. 112). Il s’ensuit que « les coûts de production sont normalement constants ou décroissants pour la grande majorité des biens manufacturés, de telle sorte que la courbe de coût moyen et même celle de coût marginal sont normalement soit plates, soit décroissantes » (p. 140). Et Keen ajoute ironiquement que « cela ne pose aucun problème aux fabricants mais rend la vie impossible aux économistes néoclassiques, puisque la majorité de la théorie néoclassique dépend d’une courbe d’offre croissante » (p. 140).

La concurrence parfaite existe-t-elle alors ? Keen utilise l’apport de l’économiste italien Piero Sraffa[3] dont la critique date des années 1920 mais que les économistes dominants ont ignorée. Si les « facteurs de production » sont fixes à court terme, leur demande et leur offre ne sont pas indépendantes, donc on ne peut pas considérer les différents marchés comme indépendants. Mais, à l’inverse, si on retient l’hypothèse d’indépendance de la demande et de l’offre de facteurs, alors on ne peut avoir de facteur fixe.

Pas de théorie de la production, donc pas de théorie de la répartition

Les conséquences de ces inconséquences sont multiples. L’une des plus importantes est que l’échafaudage néoclassique s’écroule lorsqu’il s’agit d’expliquer la répartition des revenus. Depuis Joan Robinson, on sait que la productivité marginale du capital, censée rémunérer celui-ci, ne peut être connue sans la mesure du capital qui elle-même dépend du taux de profit, d’où un raisonnement circulaire et une impasse logique.[4] Et la première partie du livre de Keen s’achève par la réfutation du traitement du travail comme une marchandise. Les néoclassiques sont incapables d’expliquer le chômage autrement que par un arbitrage des individus en faveur du loisir et au détriment du salaire. La question posée par Keen est ravageuse : « Comment quelqu’un peut-il profiter du temps de loisir sans revenu ? […] En réalité, la seule “activité de loisir” à laquelle on peut consacrer plus de temps avec un revenu inférieur est le sommeil. » (p. 174).

Autrement dit, la rémunération de chacun en fonction de sa productivité étant une fiction parfaitement idéologique, il convient de renouer avec la vision de Smith, Ricardo et Marx en termes de rapports entre les classes sociales et considérer le système économique comme reposant sur la reproduction des conditions matérielles et sociales de son fonctionnement, et non pas comme un modèle d’échanges occultant ces dernières. « Pour pouvoir trouver les prix, il est tout d’abord nécessaire de connaître la distribution du revenu ; et chaque répartition différente du gâteau économique entre travailleurs et capitalistes se traduit par un échantillon de prix différent. […] Ce ne sont pas les prix qui déterminent la distribution du revenu, comme les économistes le présument, mais plutôt la distribution du revenu qui détermine les prix. À l’intérieur de certaines limites, la distribution des revenus est déterminée non par des mécanismes de marché, mais par l’état des pouvoirs politiques relatifs. » (p. 185). Plus loin : « C’est un phénomène social. » (p. 193).

2. L’impensable crise dans la théorie dominante

Une fois démontés chacun des éléments de base de la pseudo-science néoclassique, Keen s’attelle à montrer qu’elle ne peut pas penser la possibilité même des crises. A fortiori, elle se trouve désarmée quand il en survient une, surtout de la force de celle éclatée en 2007 qui a entraîné une « Grande Récession ».

Une épistémologie hors-sol

Pourquoi la crise n’est-elle ni pensable, ni pensée ? Tout concourt à cela. D’abord, les néoclassiques se moquent du réalisme des hypothèses. À un point érigé en doctrine par Milton Friedman qui est toujours passé au-dessus de cela car, disait-il, « une théorie doit être jugée uniquement par la justesse de ses prévisions, et non par le réalisme de ses hypothèses » (p. 196). Au moins, si c’était le cas ! Mais la prévision selon laquelle le marché conduit à l’équilibre et à la stabilité est régulièrement démentie.

Ensuite, la théorie néoclassique n’intègre ni le temps, ni l’incertitude de l’avenir. Dès lors, non seulement elle est imperméable aux nouvelles recherches scientifiques concernant la complexité et la possibilité du chaos, mais elle a même régressé par rapport à l’économie politique classique et à Marx dont le modèle est cyclique (p. 229-230, 252-255, 408).

Enfin, la théorie néoclassique est restée fidèle à l’idiot utile qu’était Jean-Baptiste pour qui il ne peut y avoir de déséquilibre entre l’offre et demande globales, donc pas de surproduction possible. C’est la célèbre « loi des débouchés » qui, comme la plupart des lois néoclassiques, est fausse, pour plusieurs raisons. Les marxistes et les keynésiens ont souvent insisté sur le fait que les revenus distribués à l’occasion de la production ne se transforment pas nécessairement en achats, s’il y a thésaurisation de la monnaie ou préférence pour la liquidité comme disait Keynes. À cela, Arghiri Emmanuel avait ajouté que certains revenus (les profits), étant distribués après la vente, ne peuvent se présenter comme pouvoir d’achat auparavant, surtout dans une économie capitaliste en croissance.[5]

Le capitalisme est une économie monétaire

Keen ne s’attarde pas là-dessus et met l’accent sur un autre point qui permet, à juste titre, de relier Marx, Schumpeter, Keynes et Minsky (p. 399 ; curieusement, il n’insère pas Kalecki dans cette liste) : le capitalisme est une économie monétaire, or l’accumulation implique une avance en monnaie, et si le crédit dépasse le besoin du système productif en monnaie supplémentaire, alors la porte est ouverte à la bulle financière et, invariablement, à l’explosion. La démonstration tient en quelques lignes (même si elle occupe les chapitres XII, XIV et XV de Keen) et elle est limpide : la demande (de consommation mais aussi d’investissement) est constituée par « la somme du revenu et de la variation de la dette » (p. 412).[6] Mieux encore, « la demande agrégée, dans une économie conduite par le crédit est donc égale au revenu (PIB) augmenté de la variation de la dette. Cette égalité rend la demande agrégée bien plus volatile que si le revenu était la seule source, car, alors que le PIB (et le stock de dette accumulée) varie relativement lentement, la variation du flux de la dette peut être brusque et extrême. De plus, si les niveaux de dette sont déjà élevés comparativement au PIB, la variation du niveau de la dette peut avoir un impact substantiel sur la demande. » (p. 376).

Mais attention, « la monnaie empruntée pour acheter des actifs [financiers existants] s’ajoute à la dette de la société sans pour autant augmenter ses capacités productives » (p. 378) et « le danger survient quand le taux de croissance de la dette devient le déterminant décisif de la demande globale – comme c’est le cas dans l’économie à la Ponzi que sont devenus les États-Unis » (p. 385). « Quand les crédits sont octroyés pour la consommation ou pour l’investissement, la dette peut rester sous contrôle. Mais quand les prêts sont accordés pour spéculer sur les prix des actifs, la dette tend à s’accroître plus rapidement que le revenu. Cette croissance entraine une fausse expansion économique, qui est condamnée à l’effondrement une fois la croissance de l’endettement interrompue – comme c’est le cas aujourd’hui. » (p. 393, voir aussi p. 438).

Trois enseignements peuvent être tirés. Le premier est la confirmation que la monnaie est endogène au système économique, elle est créée à sa demande.[7] Keen cite opportunément l’économiste circuitiste italien Augusto Graziani qui a réfuté l’idée que, dans une économie monétaire, la monnaie pouvait être une marchandise, car la monnaie se distingue du crédit par sa capacité à « être acceptée comme l’accomplissement final de la transaction » (p. 401).

Le deuxième est que la monnaie est indispensable à l’accumulation mais sa non-maîtrise peut conduire aux catastrophes. Ainsi, Keen pointe cette apparente contradiction entre le fait que « l’effondrement de la demande financée par la dette a été la cause tant de la Grande Dépression que de la Grande Récession » (p. 337) et « l’inclination du système financier à créer trop de dettes, conduisant le capitalisme à des crises périodiques » (p. 339).

Le troisième enseignement est celui apporté par Irving Fisher qui a radicalement modifié ses analyses après la crise de 1929 : « Il reconnut que le marché n’est jamais à l’équilibre, et que les dettes peuvent ne pas être remboursées, non seulement par quelques individus, mais même de manière massive. Ses raisonnements statiques laissèrent place à une analyse des forces dynamiques qui pouvaient avoir causé la Grande Dépression. » (p. 316).

La crise financière aurait-elle alors sa source au sein même de la finance et uniquement là, ou bien faut-il relier les perturbations de la finance à l’évolution des rapports sociaux dans le système productif ?

3. Où sont passés les rapports sociaux de production ?

Redisons-le, le livre de Keen est désormais indispensable sur la table de tout économiste sérieux. Et cela bien que l’examen minutieux que l’auteur propose dans ses deux premières parties soit déjà largement connu par ceux qui ont refusé la lobotomie imposée par l’idéologie dominante depuis quatre décennies. Nous disposons notamment, en langue française, des travaux remarquables de Bernard Guerrien[8] qui a depuis longtemps décortiqué les fictions de l’agent représentatif unique, des courbes de demande et d’offre, de la fonction de production et de l’équilibre général, ainsi que la trahison de Keynes par le modèle IS-LM de Hicks, dont la critique ne se réduit pas à celle faite par les néoclassiques[9]. Keen ne semble pas avoir non plus connaissance des travaux de l’école circuitiste française, constituant pourtant l’un des courants du post-keynésianisme auquel se rattache Keen, ni des travaux des marxistes contemporains, notamment de ceux de Gérard Duménil et Dominique Lévy[10] sur la crise du capitalisme américain, largement diffusés en anglais dans la littérature d’outre-Atlantique, ni de ceux de l’école de la régulation autour de la monnaie. La conséquence est que Keen se présente comme l’un des rares à avoir prévu la catastrophe de 2007. Sa bibliographie mériterait pourtant de s’ouvrir.

Quel lien y a-t-il entre la production et la finance capitalistes ?

Le paradoxe est que Keen mobilise la théorie du circuit du capital que l’on doit à Marx (que Keen considère meilleure que celle de Keynes) tout en faisant disparaître toute relation entre l’évolution du système productif (travail, productivité, rentabilité économique) et la fuite en avant de la financiarisation comme palliatif aux difficultés du capital.

Dans un livre dont la moitié au moins est consacrée à l’explication des crises et aux théories alternatives, le concept de capital fictif – avancé par Marx dans le Livre III du Capital – pour comprendre la financiarisation est inconnu[11], et les rapports sociaux n’apparaissent jamais sauf, indirectement, dans l’analyse de la formation des prix de production dans la lignée de Sraffa. Mais la transformation de la gestion de la force de travail menée par le capitalisme néolibéral, la baisse tendancielle des gains de productivité depuis un demi-siècle dans tous les pays capitalistes développés et ses répercussions en termes de rentabilité du capital[12] sont totalement absentes de ce livre foisonnant de références. Cette absence de relation avec le système productif l’empêche de voir que l’une des dimensions de la crise structurelle et de long terme est la difficulté à faire produire toujours plus de valeur sur une base matérielle en voie de dégradation ou d’épuisement, et par une force de travail dont l’exploitation s’est aggravée.

Pour le dire rapidement, peut-on parler de crise financière sans parler de crise du capitalisme, non pas au sens de crise finale, mais de crise d’un cycle du capitalisme, caractéristique d’une « Grande Dépression » (1929) ou d’une « Grande Récession » (2007) ?

Et c’est là que reparaît le paradoxe, sinon la contradiction, signalé plus haut. Keen admet toute la théorie de Marx sauf… la théorie de la valeur. Quand on sait que, pour Marx, toute l’analyse du capitalisme repose sur la théorie de la valeur, cette valeur qui est la finalité même du capital, on est curieux de lire l’argumentation.

L’économie politique mal traitée

L’argumentation fait l’objet de tout le chapitre XVII, l’avant-dernier du livre, qui débute par ces mots : « Pourquoi la majorité des marxistes ne sont pas pertinents, alors que presque toute la théorie de Marx l’est » (p. 454). En réalité, ce que veut dire Keen, c’est que le point de départ de Marx n’est pas pertinent. Il commence par un retour sur les classiques Smith et Ricardo qui avaient ébauché la théorie dite de la valeur-travail. La présentation qu’en fait Keen ne laisse pas de surprendre.

Je passe sur le fait que, selon Keen, toutes les écoles de pensée considèrent la valeur comme une « qualité intrinsèque de la marchandise » (p. 456), ce qui est inexact, tout au moins pour Marx qui a constamment insisté sur la nécessité de la validation sociale de la valeur[13]. J’en viens à la caricature qui est donnée de Smith et de Ricardo. Le premier est moqué pour avoir parlé de travail incorporé et de travail commandé, alors qu’il s’agit d’une intuition, certes formulée avec hésitation ou maladresse, qui va permettre ensuite de voir que l’exigence de valorisation du capital a une influence sur la fixation des prix. Et Keen assène ce jugement effarant : « Adam Smithétait forcé de concéder que le prix devait être suffisamment élevé pour payer non seulement les heures de labeur nécessaires pour fabriquer quelque chose, mais aussi pour payer un profit. » (p. 460, souligné par moi). Comme contresens, on ne fait pas mieux. Le contresens est d’imputer à Smith l’idée que la valeur se résume au paiement du salaire et qu’il avait fallu que ce pauvre Smith « en arrive à une théorie “additive” des prix : le prix d’une marchandise représente le travail additionné à celui des profits et celui de la rente. Il n’existait dès lors plus de relation entre la valeur et le prix. » (p. 460). Et Keen rajoute une couche de contresens : « Smith avait utilisé deux mesures de la quantité de travail contenue dans un produit : le “travail incorporé” et le “travail commandé”. Le travail incorporé correspond à la durée du temps de travail direct nécessaire pour produire en réalité une marchandise. Le travail, commandé, de l’autre côté, représente la quantité de travail qu’il est possible d’acheter en utilisant cette marchandise. » (p. 460, souligné par moi). Jamais Smith n’a réduit le travail incorporé au travail direct, et le travail commandé n’est pas égal au prix, il est égal au rapport prix/salaire horaire[14].

Keen ne traite pas mieux Ricardo que Smith : « Sa solution au dilemme prix/valeur reposait sur l’idée que le prix d’une marchandise n’inclue pas seulement le travail direct, mais également le travail nécessaire pour produire les outils. » (p. 461). Nouveau contresens : certes, Ricardo ajoute travail indirect et travail direct pour définir le travail incorporé, mais le « dilemme prix/valeur » n’a rien à voir avec cette simple addition. Le dilemme est ailleurs, d’où naîtra le fameux problème de la transformation des valeurs en prix de production : il s’agit de savoir comment la tendance à l’égalisation des taux de profit en régime de concurrence capitaliste fait s’écarter les prix monétaires de l’équivalent monétaire de quantités de travail incorporé dans chaque marchandise. Et, contrairement à ce que laisse entendre Keen, les intuitions de principe de Smith, Ricardo et Marx étaient fécondes, même si leur formulation est restée balbutiante tout en s’améliorant progressivement.

Marx, mode mineur…

Sur ces présupposés erronés, Keen entreprend ensuite de réfuter ladite théorie de la valeur-travail reformulée par Marx. Disons d’abord que Keen ignore un large pan de la littérature consacrée au sujet du passage de la valeur aux prix.[15] Il en reste à Samuelson et à Steedman. Le premier a conclu avec hauteur que Marx n’était qu’un « post-ricardien mineur » (p. 456). Le second a répété la conclusion de Staffa, c’est-à-dire qu’il n’était pas nécessaire de connaître les contenus en travail pour calculer les prix et le taux de profit, il suffit de connaître les quantités physiques de marchandises nécessaires pour produire d’autres marchandises. Ce qui est exact, mais qui ce n’enlève rien à la réalité du travail en amont, dixit Sraffa. Et Steedman lui-même écrit ailleurs : « La version en quantités physiques de l’approche par le surproduit ne dénie en rien l’existence d’un “surtravail”. Elle rend parfaitement évident que l’existence de l’exploitation (en son sens étroit) et l’existence du profit ne sont rien d’autre que les deux faces de la même médaille ; ce sont deux expressions, en travail et en monnaie, du surproduit physique. »[16]

Pourtant, Keen entreprend de trouver la faille de Marx dans le concept de valeur qui serait la cause de l’erreur concernant le passage de la valeur aux prix de production. Selon Keen, la force de travail n’est pas la seule source de valeur et de plus-value car « tous les facteurs de production constituent des sources potentielles de valeur » (p. 455 et 475). Un si gros livre pour en arriver à ce truisme directement issu de Say, repris en boucle par tous les livres d’économie, sauf dans Marx et dans Keynes[17] ! Et alors qu’un néoricardien parmi les plus renommés, Luigi Pasinetti, réfute cette identité entre tous les « facteurs » de production[18].

Suit dans le livre de Keen une longue série d’approximations et de contresens, indépendamment de ce qu’on sait aujourd’hui du problème dit de la transformation des valeurs en prix qui ne peut être formalisé comme Marx l’avait fait :

- Confusion entre richesse et valeur (p. 461, 471).

- Attribution à Marx que la valeur d’usage n’a aucune importance (p. 472), alors qu’il n’a cessé d’expliquer que la valeur d’usage est un « porte-valeur ».

- Attribution à Marx que le taux de plus-value ne changeait pas au cours du temps (p. 464), alors qu’il en avait fait une contre-tendance pour le taux de profit.

- Embrouillamini complet sur de la transmission de la valeur des machines au produit fini : Marx confondrait transmission de la valeur d’usage des machines et transmission de leur valeur d’échange. On reste rêveur devant le travestissement de la pensée de Marx auquel se livre Keen. Il cite Marx : « Les moyens de production qui perdent leur valeur d’usage ne perdent pas en même temps leur valeur, parce que le procès de travail ne leur fait en réalité perdre la forme primitive d’utilité que pour leur donner dans le produit la forme d’une utilité nouvelle. […] Il suit de là que le produit n’absorbe, dans le cours du travail, la valeur du moyen de production qu’au fur et à mesure que celui-ci, en perdant son utilité, perd aussi sa valeur. Il ne transmet au produit que la valeur comme moyen de production. » Et Keen transforme cela en : « La déclaration selon laquelle la valeur d’usage d’une machine réapparaît dans la valeur d’usage du produit tend à rendre égales la valeur d’usage de la machine et l’utilité rencontrée par les consommateurs achetant les biens que la machine produit. » (p. 475, souligné par moi pour montrer l’absurdité du rapprochement opéré).[19] La confusion est tellement grande que Keen commet ici un double contresens à propos de Marx : « Il n’y a pas de raison de supposer que la valeur perdue par la machine soit équivalente à la valeur qu’elle génère. » (p. 476). Primo, Marx dit que le procès de travail transmet une part de la valeur de la machine (mesurée comptablement par la dépréciation) et qu’elle ne génère aucune valeur supplémentaire. Deuzio, l’obsolescence, ou en sens inverse le fait de continuer à utiliser une machine au-delà de son temps d’amortissement financier, n’invalident en rien l’idée de la transmission.[20]

La conclusion sur la valeur donnée par Keen prête à sourire : « Aucune des nombreuses écoles de pensée hétérodoxes ne dispose d’une théorie cohérente de la valeur qui constitue une alternative à la théorie subjective défectueuse de l’économie néoclassique. Reste que même si elles ne disposent pas du concept central et organisateur qu’offre une théorie de la valeur, ces écoles de pensée alternatives offrent la promesse d’une théorie économique qui peut être réellement pertinente pour l’analyse et la gestion d’une économie capitaliste. » (p. 481). Après avoir, à juste titre, montré la pertinence des approches en termes monétaires de l’accumulation du capital, radicalement opposées à celles qui raisonnent en termes d’équilibre, il aurait été intéressant de voir en quoi la concurrence chère aux néoclassiques qui doit conduire, disent-ils, à l’équilibre optimal et stable, ne correspond en rien à la concurrence décrite par Marx, à laquelle se livrent les capitaux et qui est au cœur de la dynamique et de l’instabilité d’un système acharné à produire et à réaliser de la valeur. On pourrait aussi voir la crise écologique comme l’une des manifestations de la contradiction matérielle (en plus de sa contradiction sociale) du capitalisme en crise, une crise de production et de réalisation de la valeur[21].

Derrière l’imposture de la « science » économique…

Le livre de Steve Keen est un bon livre, autant par ses très nombreux atouts que par ses manques, car repérer ces derniers signifie que, si on définit le capitalisme comme un processus ininterrompu d’accumulation de valeur, on ne peut pas l’analyser en l’absence de toute théorie de la valeur articulée au travail socialement validé. C’est le trou noir de tous les économistes qui font profession d’hétérodoxie mais qui ont jeté par dessus bord toute théorie de la valeur parce que, à un moment de leur parcours, ils se sont fâchés avec Marx.[22]

Dans le dernier chapitre de son livre, Keen dresse un inventaire à la Prévert de théories présentées comme alternatives mais qui, d’une part, ont été pour la plupart passablement critiquées auparavant par l’auteur, et qui, d’autre part, ne présentent jamais d’analyse du capitalisme en tant que système social.

Car, derrière l’imposture de ladite science économique – et il faut saluer encore une fois la contribution de Keen pour la mettre à nu –, il y a aussi l’imposture du système qui prétend à l’universalité et l’intemporalité, et porter bonheur et prospérité… Autrement dit, les économistes néoclassiques sont inexcusables de leurs erreurs, mais croire que ce sont eux – ou leurs idées – les responsables des crises capitalistes et de l’empêchement de les résoudre[23], et que les capitalistes eux-mêmes et la logique de leur système sont innocents, c’est faire preuve d’un idéalisme bien peu scientifique…

[5] A. Emmanuel, Le profit et les crises, Une approche nouvelle des contradictions du capitalisme, Paris, F. Maspero, 1974.

[6] Les lecteurs de ce blog savent que je répète toujours pareil, ce dont je les prie de m’excuser : la monnaie est une dette, l’augmentation de sa masse en circulation est indispensable à l’investissement net macroéconomique. L’ouvrage de Keen est ici décisif pour convaincre les sceptiques ou les accrochés au dogme de l’épargne préalable.

[7] Se trouve invalidée une nouvelle fois la croyance que les dépôts feraient les crédits, qui traîne encore partout, jusque chez certains économistes se revendiquant de l’hétérodoxie (voir J.-M. Harribey, « De quoi l’argent est-il le nom ? »)

[8] Citons de B. Guerrien, La théorie néo-classique, Bilan et perspectives du modèle d’équilibre général, Paris, Economica, 3e éd. 1989 ; Dictionnaire d’analyse économique (avec Ozgur Gun pour la 4e édition), Paris, La Découverte, 2012 ; La théorie économique néoclassique (avec Emmanuelle Bénicourt pour la 3e édition), Paris, La Découverte, 2008.

[9] Je laisse de côté ici, à cause de son caractère technique la critique bien documentée par Keen du modèle IS-LM : ignorance des anticipations incertaines, qui ruine la notion de préférence pour la liquidité, ignorance du déséquilibre possible du marché du travail en ne regardant que le point où s’égalisent les deux courbes IS et LM.

[10] Notamment G. Duménil, D. Lévy, The crisis of neoliberalism, Harvard University Press, 2011.

[11] Cette absence est d’autant plus curieuse que Keen note avec justesse qu’en 2008 la dégringolade du Down Jones est « une saignée dans l’apparente richesse des actionnaires américains » (p. 380, souligné par moi.).

[12] Voir J.-M. Harribey, « La croissance ? Au-delà des doutes, une certitude : la crise sociale et la crise écologique du capitalisme sont liées », Note pour les économistes atterrés, octobre 2014.

[13] J’ai discuté cela dans mon livre, La richesse, la valeur et l’inestimable,cité ci-dessus.

[14] Je ne peux fournir ici la démonstration mais elle figure dans mon livre cité ci-dessus, p. 26 et p. 476 (note 1).

[15] J’en ai fait une présentation dans mon livre cité ci-dessus. La synthèse la plus récente et sans doute la plus aboutie a été proposée par Vincent Laure Van Bambeke, Les méandres de la transformation des valeurs en prix de production, Essai de théorie économique rationnelle, Paris, L’Harmattan, 2013 ; elle est résumée par l’auteur dans Les Possibles, n° 2, hiver 2014.

[16] I. Steedman, « Ricardo, Marx et Sraffa », dans G. Dostaler (sous la dir. de, avec M. Lagueux), Un échiquier centenaire, Théorie de la valeur et formation des prix, Paris, La Découverte, Québec, Presses de l’Université du Québec, 1985, p. 189. Steedman est un auteur qui appartient au courant dit néo-ricardien. Pour que la citation que je donne ne soit pas coupée de son contexte, je signale que Steedman ajoute : « Mais les auteurs marxistes ne suggèrent que trop souvent qu’en reliant le profit à l’exploitation (au sens étroit) ils ont fourni une explication de l’existence du profit. Mais ils n’en ont rien fait ; ils ont simplement relevé deux façons d’exprimer l’existence d’un surproduit ! Expliquer l’existence du profit revient exactement au mêmequ’expliquer l’exploitation (au sens étroit). Le problème posé est alors d’expliquer pourquoi les salaires réels et les conditions de production entretiennent entre eux, et continuent d’entretenir, une relation telle que le surproduit, le profit et l’exploitation (au sens étroit) puissent perdurer. » Le problème en question est précisément celui posé par Marx dans son analyse de l’accumulation.

[17] J.M. Keynes, Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, 1936, Paris, Payot, 1969, p. 223 : « Il est préférable de considérer le travail, y compris bien entendu les services personnels de l’entrepreneur et de ses assistants, comme le seul facteur de production ; la technique, les ressources naturelles, l’équipement et la demande effective constituant le cadre déterminé où ce facteur opère. » Keen cite d’ailleurs (p. 400) un autre passage de Keynes (p. 15-16 de la TG) qui annonce la suite : « Une économie monétaire est essentiellement, comme nous le verrons, une économie où la variation des vues sur l’avenir peut influer sur le volume actuel de l’emploi et non sur sa seule orientation. Mais la méthode que nous employons pour analyser le rapport entre la variation des vues sur l’avenir et la situation économique actuelle fait intervenir l’action combinée de l’offre et de la demande, et c’est par là qu’elle se rattache à la théorie fondamentale de la valeur. »

[18] L. Pasinetti, Structural Change and Economic Growth, A Theorical Essay on the Dynamic of the Wealth of Nations, Cambridge, Cambridge University Press, 1981, p. 199-200 : « Un instant de réflexion suffira pour que chacun réalise que toute la structure des biens capitaux n’existerait pas si les travailleurs n’existaient pas, tandis que le contraire n’est pas vrai. Si nous imaginions un instant que tous les biens capitaux disparaissaient soudainement (disons par un coup malveillant d’une baguette magique), une terrible crise s’ensuivrait évidemment. Mais les gens qui survivraient à la crise redémarreraient le processus d’accumulation du capital d’un bout à l’autre : des outils primitifs jusqu’aux réacteurs nucléaires ! (Et dans un temps plus court qu’il a pris dans le passé.) Le travail seul peut faire tous les biens capitaux. Si nous imaginions la catastrophe opposée – la disparition de tous les êtres humains – nous pouvons très bien réaliser ce qui suivrait : absolument rien. Les biens capitaux seuls ne peuvent rien faire. » (traduit par moi).

[19] La citation de Marx est tirée du Capital, Livre I, 1867, Paris Gallimard, La Pléiade, tome I, p. 754-755.

[20] Accordons à Keen toutefois qu’il est vrai qu’on trouve certains textes de Marx, à travers les multiples préparations et brouillons du Capital, des formulations parfois ambiguës sur le fait que la valeur d’usage des machines excéderait leur valeur, alors que pour lui, sans aucun doute à ce sujet, elles sont incommensurables.

[21] Voir mon livre La richesse, la valeur et l’inestimable, référencé ci-dessus. Keen ne fait allusion à la question écologique que dans une courte note (p. 302) en renvoyant au rapport Meadows.

[22] Mon blog s’est souvent fait l’écho de cette situation.

[23] Dès le premier chapitre, Keen écrit : « Tout comme durant la Grande Dépression, les économistes d’aujourd’hui constituent peut-être la principale force d’opposition à l’introduction de mesures permettant de contrer un déclin économique futur. » (p. 28). Les économistes érigés en classe sociale ?

Cet article a été posté le Mercredi 26 novembre 2014 dans la catégorie Non classé. Vous pouvez envoyer un commentaire en utilisant le formulaire ci-dessous.

2 commentaires de “Derrière l’imposture de la « science » économique, qu’y a-t-il ?”

  1. MARY dit :
    le 28 novembre 2014 à 9:14 > Nous signaler un contenu illicite

    Dans la même veine, il me semble me souvenir avoir lu dans ma jeunesse un ouvrage de Bernard Marris intitulé à peu près “lettre ouverte aux économistes qui nous prennent pour des imbéciles” et bien antérieur à l’imposture économique.

    A 40 ans passé, avec le recul, je regrette d’avoir fait des études d’économie, j’y est perdu mon temps.
    J’ai compris que l’économie n’est pas une science mais une construction socio-politique qui devrait être abordé en socio, en psycho ou en politique mais certainement pas comme détaché en tant que tel.

    Continuer à financer des universités de “sciences” éco est du gaspillage d’argent public.
    Argent qui serait bien plus utile ailleurs.

  2. Jean-Marie Harribey dit :
    le 28 novembre 2014 à 18:59

    J’ai mis en ligne ce texte hier et j’ai trouvé aujourd’hui dans L’Humanité une interview de Steve Keen et de Gaël Giraud. Ça tombe bien. Les lecteurs pourront s’y reporter.
    JMH

Partager cet article
Repost0

BRUNO FORNACIARI

HPIM3303

Recherche

Texte Libre